Dans quelle mesure serions-nous des agents, c’est-à-dire des individus capables d’agir sur base de choix librement consentis ? Autant le dire tout de suite, pour Spinoza, notre condition initiale est exempte de liberté. Nous sommes plus proche de la complète servitude. Le déterminisme étant partout à l’oeuvre, nous subissons (nous pâtissons) spontanément bien davantage que nous agissons. Le programme de l’Ethique est pourtant celui d’une forme de libération. Mais libération de quoi ? Et comment y parvenir ?

Préambule
L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.
Nécessité ou déterminisme
La question du déterminisme suscite de nombreux débats dans les champs scientifique et philosophique depuis la formulation classique du principe de raison suffisante par Pierre-Simon de Laplace en 1812:
« Une intelligence qui pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »
Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités
Cette question est particulièrement saillante dans la philosophie de Spinoza. Le terme déterminisme n’apparaîtra dans le lexique courant qu’en 1865, introduit par le physiologiste Claude Bernard. Aussi c’est la notion équivalente de nécessité qui occupe le terrain de l’Ethique: elle y apparaît 216 fois. Tout arrive nécessairement revient à dire que tout est déterminé – c’est une thèse centrale de l’Ethique.
L’Ethique propose dès lors un cheminement qui mène de la servitude (qui fait précisément l’objet du quatrième livre) à une forme de libération. Celle-ci se fonde sur la puissance de notre intellect et l’affect de joie qui accompagne notre compréhension du monde.

Définition de la liberté
Dès les premières définitions du premier livre apparaît la notion de liberté. Elle est rapportée aux « choses », terme général qui désigne aussi bien la substance (Dieu est chose pensante et chose étendue) que les modes dans leur infinie diversité.
- Est dite libre une chose qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir.
- Une chose qui n’est pas libre est dite contrainte, c’est-à-dire déterminée à exister et à opérer d’une manière bien précise et déterminée.
La dichotomie liberté / contrainte concerne donc directement deux dimensions : l’existence et l’action.
Existence et liberté
Concernant l’existence : pour Spinoza, une chose libre existe par elle-même ; elle est donc cause d’elle-même. Ou encore : elle n’est causée par rien d’autre que la nécessité de sa nature. Nous le verrons, la nature d’une chose est une notion centrale de l’Ethique, que Spinoza identifie à l’essence de cette chose.
Une chose qui n’est pas libre est contrainte d’exister. La cause de son existence ne se trouve pas en elle-même, mais dans autre chose. Si l’on se réfère à l’architecture conceptuelle déployée dans l’Ethique et abordée dans cet article, une seule chose ne trouve sa cause en rien d’autre que la nécessité de sa propre nature : la substance, ou Dieu.
Un argument ontologique
Spinoza dit donc de Dieu que son essence enveloppe son existence. Il s’agit une affirmation un peu énigmatique qui recueillait pourtant les suffrages du gratin des philosophes rationalistes tels que Descartes, Leibniz et Spinoza, donc. Elle porte le doux nom d’argument ontologique. Cet argument, qui trouve son origine dans la pensée scolastique, est censé prouver logiquement l’existence de Dieu en se fondant sur sa définition. Celle-ci mentionne explicitement qu’il possède la perfection – Dieu est parfait.
Or, qui est-ce qui est le plus parfait, quelque chose qui existe ou quelque chose qui n’existe pas ? Il est indéniablement parfait, pour ces penseurs de la divinité, d’exister. Du fait qu’il est parfait, Dieu existe donc. CQFD.
Ce développement paraît un peu spécieux, je vous le concède. Il n’empêche qu’il a eu un grand succès, et a même fait l’objet d’un argument formel de logique modale par le mathématicien Kurt Gödel, en faveur de l’existence de Dieu, qui prend la forme baroque suivante:
signifie « A est possible »
signifie « A est nécessaire ».
signifie «
est positive ».
signifie « x existe nécessairement ».
signifie « x est divin ».
signifie «
est une essence de x ».
Un Dieu cause de lui même
Spinoza reprend pourtant cet argument à son compte, et affirme qu’il est donc inscrit en Dieu (c’est-à-dire dans son essence) qu’il existe. Contrairement à celle de l’infinité des modes, son existence n’est la conséquence de rien – il est dès lors cause première. Ou encore: cause de lui-même.
C’est une conception de la causalité difficile à accepter pour un empiriste, qui recherche exclusivement dans l’expérience sensible les éléments d’explication des phénomènes. Or, a priori, l’expérience sensible ne nous met jamais en présence de ce qu’on pourrait identifier à l’essence de quelque chose. Spinoza est d’accord sur ce dernier point, et c’est selon lui par l’entendement uniquement que nous y avons accès. Par l’entendement, nous savons donc que Dieu est parfait, et cause première – c’est inscrit dans son essence.

Les modes ; cause extrinsèque
La cause de l’existence d’un mode, en revanche, se trouve en dehors de lui-même. Prenons un être vivant ; il est le produit d’une trame causale qui a abouti à l’accouplement de deux autres êtres vivants ; la cause (ou l’ensemble de causes) de son existence se trouve(nt) en dehors de lui. Ceci vaut pour tout mode ; il est toujours le résultat de la combinaison d’autres modes ; il ne sera jamais parvenu à l’existence sans le concours de processus et d’éléments extérieurs à lui-même.
Action et liberté
Nous n’allons pas, on nous emporte : comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l’eau est ireuse ou bonasse..
Montaigne, Les essais, Livre II chapitre I
Parallèlement à son existence, le statut libre ou contraint d’une chose est tributaire de l’éventail d’actions possibles de cette chose. Ici, contrairement à l’existence, il existe des degrés de capacité d’action selon la chose considérée ; plus elle est libre, plus d’actions elle est en mesure d’effectuer.
On peut ramener la liberté telle que Spinoza la conçoit à une marge de manœuvre qui s’inscrit toujours dans le cadre défini par les lois de la nature. Cette marge de manœuvre s’applique autant à Dieu qu’à n’importe quel mode. Dieu agit (produit) selon les lois de sa nature (c’est-à-dire de la nature), et réalise rigoureusement tout ce qu’il est en son pouvoir de produire. On pourrait dire que sa marge de manœuvre remplit l’intégralité du cadre, mais il n’a en aucun cas la possibilité (suivant par exemple une hypothétique volonté) de produire quelque chose qui dépasse ce cadre, c’est-à-dire de produire ce qu’il n’appartient pas à son essence de produire.
Dieu: une complète latitude
Le Dieu de Spinoza possède donc au sein de ce cadre toute la latitude d’action possible, puisqu’il est inscrit dans son essence qu’il est puissance infinie de production (nature naturante). Il est, dans ce sens, libre, à défaut de posséder une volonté qui lui permet d’agir comme il l’entend (le Dieu de Spinoza n’entend d’ailleurs rien). Ce point est une source de discorde majeure avec les théologiens de son temps, pour lesquels la liberté de Dieu implique qu’il produit le monde tel un souverain omnipotent, sans avoir à se plier à une quelconque contrainte extérieure.

Les modes: un éventail d’action limité
Quant aux modes, et donc les êtres humains, ils sont toujours tributaires, jamais autonomes à l’égard du déterminisme qui leur est imposé par les lois de la nature (de Dieu) . Un mode, plongé au sein de la nature naturée, est en grande partie contraint d’agir d’une façon déterminée. D’autres modes croisent sa route, contraignent son mouvement. Et, comme nous le verrons, un mode est toujours lui-même la combinaison d’autres modes, eux-mêmes déterminés à opérer d’une certaine façon.

D’autre part les modes ne représentent qu’une fraction de la puissance de produire de Dieu. Rappelons qu’un mode au sein de la nature naturée est à la fois cause et effet ; il est puissance, limitée, de produire des effets, contrairement à la puissance de Dieu qui est, elle, illimitée.
Illusion de libre arbitre
Et pourtant, nous semblons croire spontanément que c’est en vertu de la possession d’une libre volonté que nous avons le pouvoir d’impacter le monde qui nous entoure. C’est le cœur du propos du célèbre scolie de la proposition 35, livre II.
Les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres ; et cette opinion consiste en cela seul qu’ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants des causes par où ils sont déterminés.
Pour Spinoza la volonté ne peut pas être appelée cause libre, mais cause nécessaire. Elle n’est pas illusoire ; elle a des effets, mais jamais en vertu d’un libre arbitre. Nous prenons certes chaque jour des décisions, mais les choix que nous opérons sont eux-mêmes, comme tout mode, entièrement déterminés.
Il est même permis de penser que, quand bien même nous connaitrions ces causes de nos choix, nous ne sommes pas libres de nous soustraire à leur conséquence – c’est-à-dire précisément ce choix plutôt qu’un autre.

Lorsque nous faisons un choix, c’est toujours en fonction de notre nature – jamais contre. Et nous avons beau concevoir que notre nature est elle-même déterminée, nous n’en effectuerons pas moins le même choix. Car choisir n’est-il pas précisément déterminer quelle option s’accorde le mieux avec sa nature?
Autodétermination Vs contrainte

Le cœur de l’opposition se situe donc ici : une chose étant toujours déterminée, est-elle déterminée à opérer par elle-même (causalité interne) ou par des causes extérieures ? Pour comprendre la liberté selon Spinoza, il faut se départir de ce que nous concevons comme un pouvoir décisionnel exempt de toute contrainte.
Spinoza dit d’une chose qu’elle est libre lorsqu’elle agit conformément à l’impulsion de sa nature. On pourrait paraphraser comme suit : qui obéit à la contrainte de sa nature et non de celle d’une nature extérieure. En cela, la notion même de liberté est ambivalente, car elle correspond toujours pour Spinoza à une obéissance à…
Il faut donc bien comprendre à ce stade que le déterminisme ne s’oppose pas à la liberté, que la liberté n’est pas un décret de l’âme exempt de toute contrainte, et -cela fera l’objet des développements ultérieurs de l’Ethique- qu’il s’agira pour prétendre à une certaine forme de liberté de connaître précisément les causes qui nous déterminent.
Quelles contraintes ?
Ces contraintes, qui ne s’appliquent qu’aux modes, sont multiples :
- Une puissance limitée qui nous empêche d’accomplir tout ce que nous désirerions accomplir;
- Les lois de la nature (qui nous sont extérieures) auxquelles nous ne pouvons nous soustraire;
- Les obstacles que nous rencontrons dans notre vie quotidienne et auxquels nous ne pourrons jamais échapper complètement.
Se libérer des passions tristes
Chez Spinoza, libération et joie sont intrinsèquement liées. Mais de quelle libération parlons-nous ? Relativement à quelle forme de servitude ? Non pas, on le sait maintenant, vis-à-vis des lois de la nature, auxquelles Dieu lui-même ne peut se soustraire. Pas plus que de toute contrainte modale – nous rencontrerons toujours obstacles, contrariétés et impasses sur notre route.

Ce n’est donc qu’à un segment bien précis de notre réalité humaine que peut s’appliquer une véritable possibilité de libération ; celui des affects, et singulièrement des passions tristes. Pour échapper à leur emprise, il s’agira de les identifier et de les comprendre.
Si libération il peut y avoir, c’est donc relativement à la tyrannie des affects négatifs. Il s’agira de leur substituer des affects positifs, intrinsèquement liés à la raison, qui nous ménage elle-même un accès à une connaissance véritable des choses, et donc de Dieu.
Cette révolution s’assimile au passage du régime mental de l’imagination à celui de la raison (voir chapitre précédent), puis à un dépassement de ce dernier vers un troisième jalon de notre rapport mental au monde, que Spinoza nomme intuition. C’est l’ambitieux programme de libération développé dans le cinquième livre de l’Ethique.
Cela ressemble au programme que se fixe une thérapie dite cognitive. En se fondant sur une identification clinique des schémas de pensée qui incluent idées et affects, on se donne la possibilité de ne plus en être le jouet par une compréhension de la façon dont ils opèrent en nous, et dont ils nous poussent à opérer nous-même dans le monde, à notre propre détriment ou à celui des autres.
Que veut dire obéir à notre nature?
Il nous faut donc tant que nous le pouvons obéir à notre propre nature – en d’autres mots : rechercher notre utile propre. Mais de quoi parle-t-on précisément lorsqu’on évoque la nature ou l’essence d’une chose ou d’un individu ? C’est la question qu’abordera l’article prochain.