Frege, Spinoza et la pensée

Spinoza et Gottlob Frege se sont tous deux penchés sur la question de la vérité, ainsi que sur celle du statut de la pensée en général, et de nos pensées individuelles en particulier. Il existe incontestablement pour les deux philosophes des idées qui existeraient indépendamment du fait que des êtres humains soient en mesure de les saisir. Je voudrais dans cet article exposer ce qui constitue à mon sens une certaine similitude entre leurs points de vue eu égard à ces deux problèmes. 

Préambule

L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.

On peut formuler les deux questions suivantes oncernant les problèmes de la vérité et celui des pensées:

  • Avons-nous accès au vrai ; sommes-nous capables de formuler des vérités ? 
  • Nos pensées nous appartiennent-elles ; en sommes-nous les producteurs, ou simplement les récipiendaires ? 

Spinoza et Frege apportent à ces deux questions des réponses originales, qui semblent converger.

Gottlob Frege 

Gottlob Frege est un logicien et mathématicien allemand qui œuvra à l’intersection des IXX et XXème siècles. Son principal projet consista à élaborer une idéographie nouvelle, c’est-à-dire un langage formel à même de figurer adéquatement toute pensée logique. Un langage exempt de toute l’ambiguïté, l’imprécision et la polysémie que véhicule notre langage ordinaire. Un langage parfaitement univoque au moyen duquel devrait être formulée toute théorie scientifique digne de ce nom.

S’il n’y parvint pas tout à fait, il fut néanmoins un des plus éminents contributeurs du renouveau de la logique formelle, et eut une influence déterminante sur le développement de la philosophie du langage, notamment sur ses emblématiques représentants que furent Bertrand Russell et Ludwig Wittgenstein.

Une impasse

Un fait qu’on pourrait qualifier de tragique marqua la carrière scientifique de Frege. Ayant œuvré pendant plusieurs décennies au développement de son ouvrage majeur, les Lois fondamentales de l’arithmétique, il reçut en 1902 un courrier en provenance du Royaume Unis, adressé par Bertrand Russell, qui dut probablement lui faire l’effet d’un coup de poignard dans l’estomac.

« Je suis d’accord avec vous sur quasi tout ce qui est essentiel […] Je trouve dans vos analyses des distinctions et des définitions que l’on cherche en vain dans l’œuvre d’autres logiciens. Il n’y a qu’un seul endroit où j’ai rencontré une difficulté »

De cette difficulté en question (connue sous le nom de paradoxe de Russellrésulta l’effondrement de toute la structure mathématique patiemment échafaudée par Frege, qui constituait rien de moins que l’œuvre de sa vie.

Réfutation Vs désaccord

Voilà une chose qui distingue les philosophes des mathématiciens et plus généralement les scientifiques, et qui tient au principe de réfutabilité de Karl Popper abordé dans le dernier article. Un philosophe qui échafaude une pensée, qui correspond finalement à une perspective singulière, ne peut la plupart du temps se voir opposer qu’une autre perspective singulière – un désaccord. Un scientifique court quant à lui le risque d’être purement et simplement réfuté dans ses affirmations, sur base de preuves empiriques ou d’équations mathématiques. Le rapport à la vérité est manifestement distinct entre ces deux champs du savoir.

Certains font étalage de leur lumière, d’autres l’étudient scientifiquement. The Alchemist, Joseph Wright of Derby, 1771

C’est la raison pour laquelle la logique, qui vise à articuler toute affirmation autour d’un développement qui se veut partager la rigueur de la mathématique, tend, depuis le début du XXème siècle, à gagner toujours davantage de place dans la philosophie, suivant une tendance de fond principalement anglo-saxonne. La logique, en tant que méthodologie d’accès au vrai, est pour certains philosophes une contrainte, pour d’autres une exigence. 

De même que le terme ‘beau’ renvoie à l’esthétique et le terme ‘bon’ à l’éthique, le terme ‘vrai’ renvoie à la logique. (…) c’est à la logique qu’il appartient de connaître les lois de l’être vrai. (…) Notre objet est la vérité dont la connaissance est le but assigné à la science.

Gottlob Frege, Recherches logiques

Formalisme

On sait que Spinoza, dans sa volonté de construire sa pensée à la façon des géomètres (more geometrico), tend à lui imposer un cadre rigoureux qui vise à lui conférer le statut d’indubitabilité, c’est-à-dire d’expression de la vérité. De ce point de vue, on peut le rapprocher de la tendance formaliste dans laquelle s’inscrivait également Gottlob Frege. On se situe donc avec Frege comme chez Spinoza dans un espace intellectuel à l’intersection de la mathématique et de l’épistémologie.

Pour ces deux penseurs, les êtres humains ont accès à certaines idées vraies. C’est précisément à partir de ces idées vraies et de la conscience que nous avons qu’elles sont bel et bien vraies que nous devons commencer nos recherches sur le monde. Il ne s’agit donc pas pour eux de proposer une théorie préalable de la connaissance qui fonderait toute velléité de compréhension du monde.

La pensée selon Frege 

C’est dans un court article intitulé La pensée, datant de 1918, intégré à un projet plus large nommé Recherches Logiques, qui ne rencontra qu’un écho très limité lors de sa parution mais constitua un jalon déterminant pour le développement de la philosophie analytique, que Frege exposa sa perspective originale sur la façon dont nous accédons à ce qu’il nomme les pensées.

Les pensées sont formulées en propositions

Pour Frege, le vrai en tant que tel est une notion indéfinissable ; il ne se préoccupe donc pas d’en définir l’essence. Il se fait qu’on peut en revanche considérer certaines choses comme vraies ou fausses ; ce sont les affirmations que nous émettons en ayant recours à des mots articulés en propositions.

« La pensée échappe au sens, revêt l’habit sensible de la proposition et devient ainsi plus saisissable » 

Gottlob Frege, Recherches logiques, La pensée

Notre pensée est donc fondamentalement propositionnelle – du moins l’est-elle devenue parallèlement à l’avènement de notre langage articulé. Et les propositions que nous articulons peuvent contenir (ou non) ce que Frege nomme des pensées, terme qu’il emploie de façon singulière et qu’il me faut expliciter plus précisément. 

Pour Frege, ce qu’il qualifie de pensée est toujours le contenu d’une affirmation; une question ou une proposition impérative ne constituent donc pas des pensées au sens frégéen. Un pensée est ce qui peut être dit vrai ou faux – elle est donc dépositaire de ce qu’on appelle une valeur de vérité

Mange ta soupe! ou Quelle heure est-il ? ne sont pas des propositions qui peuvent être dites vraies ou fausses. En revanche, La soupe est chaude ou Il est vingt heures sont des affirmations qui possèdent une valeur de vérité (vrai ou faux), et entrent de ce fait dans la catégorie frégéenne des pensées.

Choses du monde extérieur Vs représentations

Frege se demande ensuite ce qui distingue les choses du monde extérieur de ce qu’il nomme les représentations. Une représentation appartient au monde intérieur d’un individu, à sa sphère intime et privée ; elle est l’expression singulière de son rapport aux choses extérieures – de son ressenti.

Il caractérise une représentation comme suit :

  • Elle ne peut être vue, ni sentie, ni touchée, ni entendue;
  • Elle appartient au contenu de la conscience d’un individu;
  • Elle nécessite un (et un seul) porteur ; son existence ne peut être indépendante de l’existence d’un individu.

On peut inverser chacun de ces trois points en ce qui concerne les choses du monde extérieur:

  • Elles peuvent être vues, senties, touchées, entendues;
  • Elles n’appartiennent pas au contenu de la conscience d’un individu;
  • Elles ne nécessitent pas un porteur ; leur existence est indépendante de l’existence d’un individu. 

Deux personnes qui observent un arbre en auront chacune une représentation différente. Chacune sera porteur de sa propre représentation. L’arbre quant à lui, en tant que chose du monde extérieur, n’a besoin de rien qui puisse être qualifié de porteur pour exister.

Existe-t-il des pensées objectives?

« Une pensée peut-elle se présenter en face des hommes, comme étant pour eux tous la même pensée, à la manière, en somme, d’un arbre ? ».  

Gottlob Frege, Recherches logiques, La pensée

Toute pensée (au sens que lui attribue Frege) appartient-elle, comme toute représentation, au contenu de la conscience d’un individu ? Toute pensée nécessite-t-elle un porteur ? N’existe-t-il pas des pensées objectives, c’est-à-dire qui existent, comme un arbre, indépendamment du fait qu’on les pense ?

Si l’on formule l’affirmation (la pensée) suivante : la somme des angles d’un triangle égale 180 degrés, énonce-t-elle une représentation du monde qui m’est propre, dont je suis l’unique porteur, ou « se trouve-t-elle », comme existe un arbre, en dehors de toute considération humaine ? 

Le troisième monde

Pour Frege, s’il existe une science commune aux êtres humains, cela signifie que les pensées n’appartiennent ni à la catégories des choses du monde extérieur, ni à celle des représentations qui relèvent du champ purement privé. Elles appartiennent à un troisième domaine. On ne crée pas des pensées pour Frege, on les saisit. Rappelons que pour Spinoza, l’entendement perçoit. Les deux philosophes s’accordent sur cette observation : le travail de la science ne consiste pas en une création mais en une découverte de pensées vraies, qui existent d’une manière ou d’une autre indépendamment du fait qu’il existe des êtres humains pour les penser, les saisir, les percevoir.

Spinoza et Frege : quels point communs concernant la pensée?

Rappelons que pour Spinoza, le mental humain en général et notre esprit en particulier ne sont que des modes de la réalité mentale dans son ensemble. La pensée en tant qu’attribut de Dieu existe indépendamment du fait qu’existe un être humain qui pense. Il se fait qu’il existe des êtres humains ; ils ne sont rien de moins que de la pensée vivante, au même titre qu’ils sont de la matière vivante. 

Pour reprendre l’expression parlante de Pierre Macherey à propos de cette vision spinozienne: « Dans l’homme, ça pense ». Dieu pense à travers vous. Les pensées qui sont les vôtres sont également celles de Dieu. Mais alors que vous pensez à chaque instant à des choses (relativement) précises, Dieu pense simultanément tout ce qui est.

Étant vous-même un mode fini, les idées qui traversent votre esprit sont le plus souvent inadéquates – tronquées, mutilées. Néanmoins, si votre esprit est en grande partie soumis au affres de l’imagination, il peut à certaines occasions, lorsqu’il formule une idée vraie (exemple : 2+2=4), être une partie – toujours périssable – de l’entendement divin. Cet entendement divin qui contient lui-même toutes les vérités.

Autrement dit : Dieu, qui possède en lui les idées de chaque chose, pense toutes les choses telles qu’elles sont. Alors que nous pensons les choses le plus souvent partiellement, car nous ne possédons qu’une infime partie des informations dont dispose Dieu. Mais lorsque nous percevons les choses avec notre entendement, c’est-à-dire de manière adéquate, nous les percevons exactement de la même façon dont Dieu les perçoit. Nous avons en quelque sorte accès dans ce cas de figure à une partie de l’entendement divin.

Saisir et percevoir les idées

Frege écrit des pensées que nous les saisissons, comme des objets existant indépendamment de nous

Formuler une idée vraie, c’est pour Frege comme pour Spinoza, saisir, ou percevoir, une entité objective qui possède une forme de réalité autonome. Il existe pour eux un caractère objectif de la pensée. Toute pensée n’est pas représentation. Toute pensée n’est pas non plus construction, comme l’affirme une certaine tradition philosophique.

Jusqu’à quel point notre langage par essence imagé nous trompe-t-il lorsqu’il nous entraîne vers de telles conceptions ? Ne dit-on pas d’une idée qu’elle nous traverse ? La question qui se pose alors est celle de sa provenance, du lieu de son existence. Pour Spinoza, c’est assez clair : elle existe en Dieu. Pour Frege, au sein de ce qu’il nomme un troisième domaine. Dans les deux cas, elles existe autre part qu’au sein de notre seul intellect individuel.

Notons qu’on retrouve une vision des choses similaire sous des formes diverses chez Hegel (esprit objectif), Bolzano (propositions en soi), ou Karl Popper (une épistémologie sans sujet connaissant).

Vérité et temps

Pour les deux philosophes, une vérité est indépendante du temps, de la durée ; elle est éternelle, immuable, inaltérable. La somme des angles d’un triangle égale 180 degrés est une assertion certes formulée au présent mais qui énonce un fait qui se situe hors de toute considération temporelle. Voilà pourquoi il importe pour Spinoza de considérer le monde sub speciae aeternitatis, c’est-à-dire de s’attacher à comprendre que la réalité telle que nous l’expérimentons à travers les incessants enchainements d’événements s’inscrit toujours dans le cadre de lois fixes, immuables, éternelles.

Identifier de telles lois, comme la science s’attache à le faire, c’est identifier une certaine portion du réel qui appartient au troisième domaine pour Frege, ou à Dieu dans sa dimension naturante pour Spinoza. Une portion qui n’est pas soumise au principe de détermination qui régit l’agencement de nos représentations, de nos idées inadéquates ainsi que dans les interactions entre objets physiques.

Conscience divine?

Un passage de La pensée de Gottlob Frege évoque une hypothèse étrangement proche de celle que soutient Spinoza tout au long de l’Ethique:

Ne serait-il pas possible que mes représentations, le contenu tout entier de ma conscience, soient en même temps contenu d’une conscience plus vaste, divine par exemple ? Sans doute, mais seulement si j’étais moi-même partie de l’être divin. (…). La question outrepasse à ce point les limites de la connaissance humaine qu’il est conseillé de laisser cette possibilité hors d’examen.

Gottlob Frege, Recherches logiques, La pensée

Manifestement, Spinoza ne suit pas le conseil de Frege.

Je conclus par une question: notre entendement tel que le conçoit Spinoza, plutôt que d’être attaché, comme l’imagination, aux affections et déterminations du corps, aurait-il accès à ce que Frege nomme le troisième monde, à savoir une certaine dimension structurante de la réalité qui existe objectivement (le Nomos) ? C’est une position métaphysique proche de celle qu’on nomme réalisme structural ontologique, auquel je consacrerai un article prochainement.

Olivier Gustin