Corps et esprit chez Spinoza

Nous avons débuté avec cet article notre exploration du second livre de l’Ethique, De Mente. De Dieu, objet central du premier livre, Spinoza enchaîne sans transition vers la pensée et l’esprit humain. Si je dis sans transition, c’est qu’il n’en existe pas véritablement dans la philosophie panthéiste de Spinoza. Nous sommes en effet une partie de Dieu, et, à ce titre, c’est Dieu qui pense directement à travers nous. Quant à nous, nous pensons initialement le monde à travers notre corps.

© Julien Benhamou

Préambule

L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.

L’esprit: une idée qui possède des idées

L’esprit selon Spinoza fonctionne à travers les deux régimes d’appréhension du monde que sont l’entendement et l’imagination. Il possède en outre ses modes du penser subalternes – affects, sensations, perceptions… Ces derniers sont toujours tributaires d’idées, conséquences directes de l’activité de notre esprit. Un affect constitue en quelque sorte un poids affectif, toujours suspendu pour Spinoza à une idée.

On peut synthétiser ce qui précède comme ceci : l’esprit est une idée qui possède lui-même des idées. Votre esprit est pour Spinoza d’une part une idée que possède Dieu. Il est de la pensée, avant d’être un sujet pensant. Ou encore: il est le versant pensée de ce qu’est votre corps dans l’étendue. Et votre esprit possède lui-même des idées, adéquates ou inadéquates. Comment se produisent ces idées exactement?

Idée du corps

Spinoza affirme que l’esprit humain (ou l’âme) est l’idée d’un objet existant. Quel est cet objet ? Il ne l’annonce pas immédiatement, mais coupons court à tout suspense : c’est le corps. Votre esprit est avant tout l’idée de votre corps, et conséquemment une conscience de soi comme corps unifié.  

Si votre esprit est l’idée de votre corps propre, il perçoit en outre tout ce qui arrive à votre corps . Les pensées qui sont les vôtres ne concernent rien d’autre, dans un premier temps, que les objets/événements perçus par celui-ci. Votre esprit a des idées des affections de votre corps.

Corps/esprit: une relation de perception et non de causalité

Il n’existe pas d’interaction entre corps et esprit. Pour Spinoza, c’est non pas une relation de causalité qui met en présence l’esprit et le corps, mais ce qui s’apparente davantage à une relation de perception. Notre esprit est initialement un appareil de perception des modifications que subit notre corps au contact du monde extérieur. Nous n’avons donc pas de connaissance directe du monde extérieur, pas plus que de notre corps

Prenons l’exemple d’un feu. Nous en percevons, via notre corps, la chaleur, la lumière, les couleurs, etc… Nous ne possédons donc de ce feu, et du feu en général, qu’une image, qui correspond en tant que telle à une idée tronquée, mutilée. Dieu, lui, possède l’idée adéquate de ce feu, c’est à dire celle de son essence.

De ce feu, vous ne percevez qu’une image – qui transite qui plus est par un écran

Cause intrinsèque Vs cause extrinsèque de l’idée

D’une part, Spinoza soutient donc que notre esprit ne perçoit du monde que ce qui transite par le corps. On peut en déduire que le corps agit comme un filtre. Il ne cause rien en tant que tel au niveau de l’esprit, mais sélectionne (en fonction, on le verra plus loin, de ses aptitudes) les portions du monde auxquelles notre esprit peut avoir accès. A ce stade, c’est une détermination entièrement extrinsèque qui opère sur l’esprit.

D’autre part et dans le même temps, Spinoza affirme que notre entendement a quant à lui accès à des idées vraies intrinsèquement, c’est-à-dire indépendamment de toute détermination physique extérieure. Dans ce cadre de fonctionnement par lequel nous percevons les choses de façon adéquate, notre esprit n’est ni plus ni moins qu’une partie de l’entendement divin.

De ce qui précède, on peut conclure que le recours à la notion de parallélisme est pour le moins ambivalente lorsqu’on l’invoque pour décrire l’articulation corps/esprit chez Spinoza. L’idée vraie s’affranchit bel et bien des affections du corps; corps et esprit ne voyagent pas systématiquement main dans la mains dans la conception spinozienne. C’est précisément ici que se marque la différence entre entendement et imagination.

Penser à Vs Être conscient de

Car si l’esprit est de prime abord conscience des affections du corps, la conscience seule n’est pas suffisante pour comprendre le monde. Rappelons que la compréhension véritable des choses est pour Spinoza la condition sine qua non d’une possibilité, à travers une libération de la tyrannie des affects, d’accès au bonheur. La conscience seule du monde, isolée de sa compréhension, est superficielle. Elle nous maintient dans le régime de l’imagination; elle ne nous donne accès qu’à une portion limitée des choses. Il nous faut la dépasser et accéder à la pensée véritable. Pour ce faire, il s’agira de faire fonctionner notre entendement pour distinguer les causes des événements, et non plus se contenter de la seule conscience de leurs effets sur notre corps.

Penser signifie ici atteindre un palier supérieur à la seule perception des affections du corps; il s’agit d’accéder à un niveau réflexif, c’est-à-dire au fait que nos propres idées, celles des affections de notre corps, deviennent des objets de conscience – des idées d’idées. Nous devons exercer un forme de méta-cognition.

Il faudra ensuite être capable de structurer ces idées pour leur conférer une valeur explicative qui s’émancipe de la contingence des rencontres de notre corps avec les corps extérieurs. À la passivité de ces rencontres succède une activité réflexive synonyme d’autonomie accrue.

Car si une pensée bien ordonnée permet de comprendre les causes des événements qui surviennent dans nos vies, il nous sera ensuite possible d’agir sur ces causes afin d’éviter qu’elles ne produisent leurs conséquences néfastes. Nous pouvons ainsi nous affranchir, par l’entendement, de cet asservissement complet aux causes extérieures qui est notre condition initiale.

Union de l’esprit et du corps

Spinoza l’affirme: le corps et l’esprit sont unis, ou encore: l’être humain est union de l’âme et du corps. Il faut comprendre cette affirmation comme s’inscrivant en opposition avec celle d’une action réciproque de l’un sur l’autre. Un seul individu est concevable tantôt sous l’attribut étendue, tantôt sous l’attribut pensée. Si parallélisme il y a, c’est à ce niveau qu’il est concevable.

Comprendre le corps

Si notre esprit fonctionne relativement aux modifications du corps, nous n’avons donc pas de connaissance adéquate de notre esprit tant que nous n’avons pas de connaissance adéquate de notre corps. Il nous faut donc, pour comprendre notre esprit et être en mesure de lui éviter tant que faire se peut les tourments qui contreviendraient à notre bonheur, comprendre notre corps

C’est donc notre corps, que nous ne connaissons pas mais sentons, que le second livre de l’Ethique s’attachera en grande partie à définir. Pour reprendre l’expression d’Ariel Suhamy, « il s’agit d’atteindre l’idée de ce que nous sommes à travers les idées que nous avons ».

La question centrale à ce stade est: que peut le corps? De quoi est-il capable? Qu’est ce qui fait qu’un corps est supérieur à un autre? Il existe des degrés d’excellence des corps qui distinguent les êtres animés les uns des autres, les êtres humains et les autres créatures. Ces degrés constituent des différences quantitatives et non qualitatives. Nous partageons avec les animaux une même nature, étant dotés d’un corps auquel est adjoint une forme d’esprit qui recueille les affections de ce corps, mais les natures des êtres varient en degrés de complexité et de capacités. Et ceci a une conséquence directe sur leur puissance d’agir.

Il existe des natures plus riches que d’autres. Après tout, rien n’empêche de penser qu’un caillou possède un esprit; cependant, étant donné la (relative) pauvreté de sa constitution physique, il ne pourra avoir du monde que des idées très simples, et une puissance d’agir nulle. À l’opposé, l’être infini qu’est Dieu est composé d’une infinité de corps; son degré de complexité est maximum. Dès lors, autant son entendement que sa puissance d’agir sont illimités. Quant à nous, nous nous situons quelque part entre un caillou et Dieu.

Que peut le corps?

Il n’est pas besoin pour Spinoza d’expliquer plus qu’il n’est nécessaire ce qu’est le corps ; il se contente donc d’un «minimum d’explications sur la nature des corps». Il s’agira en revanche de définir ce dont un corps est capable. Pour mesurer les aptitudes des corps en termes comparatifs, on se basera sur deux critères:

  • dans quelle mesure est-il apte à affecter (agir) et être affecté (pâtir) de multiples manières simultanément? Ou encore : quelles possibilités d’action et quel degré de sensibilité offre un corps ? Plus ces aptitudes sont élevées, plus l’esprit sera à même d’appréhender divers aspects du monde. À quel degré est-il capable de varier et de faire varier? Cela dépend principalement de son degré de composition.
  • quel est son degré d’autonomie à l’égard des autres corps? Plus notre corps peut se passer du concours des autres corps, plus notre esprit sera apte à comprendre distinctement.

On peut noter au passage que ces deux critères vont de pair; plus nous sommes aptes à percevoir et à agir, plus nous acquérons d’indépendance à l’égard des autres, et plus nous avons de possibilités d’agir selon les lois de notre nature – ce qui correspond pour Spinoza à la définition même de la liberté.

Petite physique

Le rapport entre les corps en général, et les corps qui composent un individu en particulier, est l’objet des quelques pages qui constituent ce qu’on a coutume de nommer la petite physique de Spinoza, qui se situe entre les propositions 13 et 14 du second livre de l’Ethique. 

Cette petite physique souligne d’abord le principe cinétique des corps; ils sont tous soit en mouvement plus ou moins rapide, soit au repos. Appartenant tous à la même substance, leur degré de mouvement est la seule chose qui les distingue fondamentalement les uns des autres. Dans tous les cas, ils sont déterminés au mouvement et au repos par d’autres corps. C’est le principe d’inertie que Spinoza énonce ici. 

Corps au repos, corps en mouvement

Les corps déterminés au mouvement et au repos s’agrègent parfois; ils composent alors un seul corps: un individu. Les individus sont ainsi composés de corps plus ou moins stables (durs, mous, fluides). La stabilité de leur agrégation déterminera leur durée dans le temps .

Ainsi, la petite physique de Spinoza propose une vision systémique du monde :

La nature tout entière est un seul individu, dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de façons, sans aucune mutation de l’individu tout entier.

Éthique 2, lemme 7, scolie

Une complexion particulièrement riche

Fait notable: plus la complexion physique d’un individu est riche, plus il peut subir de variations internes sans que sa nature n’en soit altérée. Le corps humain se caractérise pour sa part par une ouverture fondamentale sur le monde, c’est à dire par une grande capacité à être affecté tout en conservant son identité. Affections du corps sont à comprendre chez Spinoza comme modifications qu’il subit en contact avec son environnement.

L’homme augmenté

J’ouvre une parenthèse qui concerne un point qui ne figure pas dans le texte de l’Ethique. Outre l’importante aptitude initiale de leur corps que constate Spinoza, les êtres humains ont décuplé de façon exponentielle cette capacité de percevoir et d’agir sur le monde en concevant des instruments et des outils toujours plus perfectionnés. On peut se demander si à un certain point notre corps, point déterminant selon Spinoza de la supériorité de notre nature, ne tend pas lui-même à être supplanté par ces artéfacts dont nous sommes toujours davantage tributaires. 

Petite physiologie humaine

À la petite physique du livre 2 succède une petite physiologie spécifiquement humaine. Spinoza y souligne d’abord que le corps humain est très différencié de par la diversité des éléments qui le composent, et qu’à cette importante différentiation interne correspond une grande aptitude à être affecté par les corps extérieurs. Autrement dit, la variété de nos organes, terminaisons nerveuses, tissus, fluides, muscles, os, etc… nous confère un pouvoir d’appréhender le monde, de s’y déplacer et d’agir sur lui.

La petite physiologie mentionne en outre deux points importants à propos du corps humain. D’une part, celui-ci a besoin, pour se conserver et se régénérer, du concours d’autres corps. Ce sont les besoins physiologiques qui sont ici mentionnés. Enfin, notre corps a la capacité, via des « impressions qui s’impriment sur des surfaces », de se constituer des souvenirs. 

Physique et physiologie sont étroitement liées dans la partie du livre 2 de l’Ethique consacrée aux corps. Ils sont soumis à des contraintes d’ordre mécanique ; les surfaces des corps en mouvement ou au repos entrent en contact, ils s’agrègent pour former de nouveaux individus de plus ou moins grande complexité. Ils affectent et sont affectés par les autres corps en fonction de leur nature et de celle des autres corps avec lesquels ils entrent en contact. Il faut bien sûr replacer ces considérations scientifiques somme toute limitées dans le contexte de leur époque.

Ce qui se dessine de ce qui précède est la distinction entre un axe qui relie activité / entendement / détermination interne et un axe passivité / imagination / détermination externe. La mise en évidence de cette dichotomie sera approfondie dans le livre trois, dans lequel Spinoza montrera de quelle manière notre affectivité est elle aussi scindée entre les tendances passives et actives.

Olivier Gustin