Nous cherchons avec Spinoza à comprendre le monde et la façon dont notre propre esprit s’y intègre. Or si nous cherchons à comprendre le monde, nous devons avant tout prendre conscience des diverses façons dont notre esprit l’appréhende. Spinoza propose dès lors dans le livre deux de l’Ethique une classification ternaire de nos genres de connaissance. Imagination, Raison et Intuition sont à l’origine d’idées possédant différents degrés d’adéquation avec les idées vraies présentes en Dieu. Pour progresser vers une connaissance adéquate du monde, il nous faudra avoir recours à ce que Spinoza appelle les notions communes.

Préambule
L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.
Épistémologie : comment connaissons-nous ?
Commençons par une petite synthèse des trois précédents articles. Le livre deux de l’Ethique s’attache à fournir une description de l’esprit connaissant. Après avoir expliqué la nature de l’articulation entre les deux attributs de Dieu que sont la pensée et l’étendue, Spinoza s’attaque plus spécifiquement à celle qui concerne l’esprit et le corps humains. Il poursuit avec une série de considérations d’ordre physique et physiologique, afin de mettre en évidence les degrés de complexité dans les agencements des corps qui constituent les individus, conduisant, comme le troisième livre le montrera, à des degrés de puissance d’agir et de pâtir corrélatifs.
Tout comme le corps humain est très composé, l’esprit humain est lui-même un complexe d’individus, qui a pour vocation initiale de percevoir les rencontres des choses avec le corps dont il est l’idée. Notre corps possédant de nombreuses aptitudes, en vertu de sa grande différentiation interne couplée à une intégration efficace des éléments qui le composent, notre esprit est lui-même en mesure de percevoir un grand nombre de choses.
Mais si nous percevons beaucoup de choses (comparativement à d’autres corps moins sophistiqués), nous ne comprenons pas pour autant chacune d’entre elles adéquatement de manière spontanée.
Premier genre de connaissance : l’imagination
Le premier genre de connaissance est celui de l’imagination, déjà abordée dans cet article. Si nous ne percevons dans un premier temps les choses du monde qu’à travers leur impact sur notre corps, ce seul impact ne nous en procure pas une connaissance adéquate, c’est-à-dire d’une part de leur essence, et d’autre part de la façon dont elles s’insèrent dans le tissu causal global. Nous ne percevons initialement que ce que notre corps a la capacité de percevoir, et de la façon dont il peut le percevoir.
Une fois les choses perçues, elles acquièrent en nous une certaine autonomie en accédant au statut d’image, qui se situe à l’intersection de la représentation et du souvenir. En s’affranchissant du contact direct avec le monde, l’imagination revêt l’habit de l’hallucination. Ainsi, nous ne percevons plus uniquement les choses présentes, mais aussi les choses absentes. Psychologiquement néanmoins, leur impact est similaire.

L’imagination a (quand même) du bon
Comme le quatrième livre le montrera, l’imagination ne se limite pourtant pas pour Spinoza à une hallucination de nature néfaste; elle est indispensable à notre fonctionnement cognitif. Nous avons en outre la capacité de recul nécessaire pour la considérer pour ce qu’elle est : une étape initiale et indispensable vers l’intellectualisation, c’est-à-dire une connaissance des choses sub speciae aeternitatis.
Pour l’heure, Spinoza met en lumière le caractère associatif de l’imagination, qui est indiscutablement source de fourvoiement dès lors qu’il n’est pas conscientisé. Notre esprit associe spontanément et le plus souvent mal à propos des choses qui se sont présentées simultanément à lui. De ce fait il est sujet à un biais cognitif qui érige la concomitance ou la ressemblance entre des événements en rapport de causalité, même lorsqu’aucun lien causal ne peut justifier leur association. Ce rapport aux choses nous les fait connaître subjectivement, c’est à dire sous l’unique prisme biographique. Nous associons deux choses tout simplement parce qu’elles se sont par hasard présentées à nous simultanément. La voie est alors grande ouverte à l’élaboration de préjugés.
La conscience
Les corps que nous percevons, c’est à dire qui affectent notre propre corps, ne constituent pas les seuls objets de notre intellect. Les idées que nous formons à propos de ces corps le deviennent à leur tour. Si notre esprit forme des idées des affections (c’est à dire des modifications) de notre corps , il forme en outre des idées des idées de ces affections. C’est en cela même que consiste la conscience selon Spinoza. Elle n’est pas réflexive, en surplomb de la pensée, comme le soutient Descartes, mais directement associée à tout acte de penser. A l’idée d’une affection du corps est unie l’idée de cette idée, au même titre qu’au corps est uni l’esprit.
L’esprit s’imagine donc lui-même, de la même façon qu’il imagine le corps auquel il est uni. Nous sommes toujours dans le registre de l’imagination, et n’avons donc, pas plus que de notre corps, une connaissance adéquate de notre esprit.
Des idées confuses
Spinoza s’attache une fois encore, dans la lignée du début de l’Ethique, à souligner notre ignorance initiale, liée à une appréhension du monde biaisée car spontanément subjective. Cette ignorance se traduit, dans le lexique spinozien, par l’élaboration d’idées confuses. Nous formons de telles idées à propos de notre corps, des corps extérieurs et de notre esprit. Ce dernier est à ce stade passif, soumis à la contingence des rencontres extérieures ; il n’est que sentiment, pas encore connaissance. L’image qu’il se forme du monde est tronquée, car il ne l’appréhende qu’à travers les conséquences qu’il perçoit, pas encore par les causes des événements – les seules à même de lui procurer une connaissance adéquate.
Dans le registre de l’imagination, l’esprit est clairement distinct de l’entendement infini de Dieu, qui ne possède quant à lui que des idées vraies. Une idée confuse n’est rien d’autre qu’une idée vraie en Dieu, mais tronquée et mutilée en nous. Comme le soulignait l’article précédent, il existe quelque part, pour Spinoza, une idée vraie de chaque chose, à laquelle nous pouvons avoir accès dès lors que notre entendement est à la manœuvre, et non notre imagination.
Comprendre quoi?
Il s’agira donc à présent pour l’esprit de ne plus être déterminé de l’extérieur, mais du dedans ; c’est pour Spinoza la seule voie vers une véritable compréhension. Mais qu’y a-t-il à comprendre exactement ? Ceci : en quoi les choses conviennent ou disconviennent entre elles.
Pour rappel, ce sont des processus de composition et de décomposition qui structurent le monde ; chaque individu, chaque corps est le produit de l’agrégation d’éléments. Les choses sont donc en rapport, et certains rapports sont heureux, c’est-à-dire bénéfiques pour au moins une des parties, d’autres entraînent des conséquences néfastes.

Nous autres, êtres humains, n’échappons pas à cette logique de la convenance/disconvenance, qui se manifeste dans une certaine mesure par les affects de joie ou de tristesse que nous expérimentons en fonction des rencontres avec les corps et les événements qui jalonnent notre parcours. Dès lors que nous cherchons à nous orienter dans le monde, il nous faut impérativement comprendre ces rapports afin de les anticiper, les provoquer ou les éviter. C’est à cette condition que nous pourrons être actifs, c’est-à-dire responsables de la sélection et de l’organisation de nos rencontres.
Deuxième genre de connaissance : la rationalité
Nous ne sommes pas condamnés à subir les aléas des associations mémorielles spontanées du premier genre de connaissance (l’imagination), qui n’est en mesure de produire que des opinions vagues. Nous sommes au contraire en mesure de développer des idées vraies, qu’accompagne la certitude de leur vérité ; la raison (deuxième genre de connaissance) produit du savoir, qui intègre adéquatement la nécessité des rapports entre les événements, et non plus des croyances.
On peut noter au passage que l’imagination engendre, occasionnellement, des idées vraies – mais seulement par accident. La raison quant à elle est une mécanique de production nécessaire de telles idées ; elle est précisément un enchaînement d’idées adéquates à partir de ce que Spinoza nomme les notions communes.
Notions communes
Le recours à ce que Spinoza nomme les notions communes est un passage obligé entre les opinions peu étayées du registre de l’imagination, soumises aux aléas des rencontres extérieures, et les raisonnements indubitables de la raison. Ces notions sont universelles, détachées de toute réalité particulière. Elles sont des idées adéquates que chaque humain possède spontanément, et sur lesquelles il s’agit de fonder tout raisonnement rationnel.
« Il s’ensuit que sont données certaines idées, autrement dit certaines notions, communes à tous les hommes »
Spinoza, E2, prop 38, corollaire
Comme souvent, Spinoza est peu explicite quant à ce que les notions communes désignent exactement; tout au plus mentionne-t-il dans le Traité Théologico-politique l’étendue, le mouvement et le repos. A nous, donc, de nous en faire une idée plus précise.
On peut reconnaître dans les notions communes de Spinoza l’existence de similitudes avec les notions a priori d’Emmanuel Kant ; elles sont universellement partagées et indispensables à toute possibilité de raisonnement logique sur le monde.
« Nous sommes en possession de certaines connaissances a priori, et même l’entendement commun n’en est jamais dépourvu. »
Kant, Introduction à la Critique de la raison pure, II

Kant classes ces connaissances a priori en catégories, à l’aide desquelles l’esprit humain ordonne le divers qui se présente à lui dans l’expérience du monde. Mais, alors que chez Kant ces notions consistent avant tout en des filtres innés à travers lesquels notre esprit perçoit le monde sans y avoir jamais un accès direct, elles désignent chez Spinoza des données structurantes objectives présentes en chaque chose (autant dans les parties que dans le tout), que nous percevons à travers l’expérience, et dont il existe des idées adéquates aussi bien en Dieu qu’en nous-même.
Notions communes et mode infini immédiat
Les notions communes auxquelles chacun a accès relèvent du champ du mode infini immédiat, qui fait office chez Spinoza d’intermédiaire entre la substance (le tout) et les modes finis (les parties). Les modes infinis immédiats découlent directement des attributs pensée et étendue ; ils recèlent un principe structurant universel qui se singularise en lois (du mouvement des corps et de l’association des idées) par lesquelles la substance s’affecte elle-même.
Des modes infinis immédiats sont donc directement issues les notions communes à tous les corps : mouvement, repos, étendue. On nage ici en plein océan métaphysique, si on accepte la définition de la métaphysique qu’en donne Michael Esfeld :
« La métaphysique étudie les mêmes objets que la physique, à savoir la nature au sens des objets qui existent dans le monde indépendamment de nous, mais elle le fait à un niveau plus général et fondamental que la physique : elle ne s’occupe pas de certains objets en particulier (…) mais de ce qui caractérise tous les objets. (…) la métaphysique cherche à dégager les traits caractéristiques qui appartiennent à tout ce qui est ».
Michael Esfeld, Physique et métaphysique
Unité du vrai
Les notions communes selon Spinoza incarnent l’unité du vrai, opposée à la multiplicité du faux. Ou encore : il n’y a pour Spinoza qu’une façon de dire le vrai, sur laquelle peuvent s’accorder tous ceux qui raisonnent, et une infinité de façons d’avoir tort. Une appréhension adéquate du monde doit s’affranchir de toute perspective singulière et avancer sur le chemin de la raison auquel chacun peut accéder à partir des notions communes, universellement partagées.

Spinoza souligne qu’il convient de ne pas confondre les notions communes et les universaux abstraits. De tels universaux (l’homme, la masculinité) ne le sont qu’en apparence dans la mesure où leur acceptation diffère selon les individus, là où le mouvement possède un caractère objectif et quantifiable.
En outre, les notions communes – qui représentent quelque chose de commun à tous les corps, le nôtre y compris – engendrent des idées adéquates ; c’est sur leur base que nous sommes à même de construire la géométrie, la physique et tous les champs scientifiques qui en découlent. In fine, l’emploi des notions communes dans le cadre du deuxième genre de connaissance (la raison) nous mène à ce qu’il y a de véritablement commun entre toute les choses: l’idée de Dieu. Et c’est précisément sur l’idée de Dieu que se fonde le troisième genre de connaissance.
Le troisième genre de connaissance : l’intuition
L’intuition est chez Spinoza une forme de méta-rationalité non discursive ; il l’abordera plus précisément dans le livre 5 de l’Éthique. Une telle intuition nous donne accès à l’essence singulière des choses (présentes en Dieu), là où la rationalité nous les fait (simplement) comprendre par leurs causes et par le recours aux notions communes. La connaissance intuitive est l’intégration du fait que l’idée de chaque chose singulière renvoie à l’idée de Dieu – connaître quelque chose, c’est donc connaître Dieu.
Les connaissances du deuxième et du troisième genre nous mènent à l’élaboration d’idées vraies, qu’accompagne la certitude d’avoir raison. Le doute ne relève que du premier genre de connaissance, alors que la certitude est inhérente à l’idée vraie. Spinoza s’inscrit donc en faux contre Socrate lorsque ce dernier affirme : « Je sais que je ne sais rien ». Les notions communes constituent le fondement universellement partagé de tout savoir.