Âme ou esprit chez Spinoza

Le livre 2 de l’Ethique aborde un mode bien précis de la nature naturée: celui que le texte latin original nomme De mente. Ce mot omniprésent tout au long du texte (il y apparaît près de 600 fois) est souvent traduit en français par le terme aussi désuet qu’ambivalent d’âme, parfois aussi par celui d’esprit. Le livre 2 a pour objet de nous faire connaître d’une part l’origine, et d’autre part la nature de l’âme. Pourquoi Spinoza s’intéresse-t-il particulièrement à notre âme? Car elle est pour lui le vecteur ultime vers la suprême béatitude qu’il s’est donné pour but d’atteindre.

Spinoza le mentionne à plusieurs reprises: l’âme ou l’esprit perçoit. Jean-Michel Folon, La vue, sérigraphie 1970

Préambule

L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.

Avertissement : dans le paragraphe qui suit seront mentionnés une série de termes à première vue obscurs et impénétrables . Ils ne devraient cependant plus avoir de secret pour le lecteur attentif des chapitres précédents. Ils appartiennent à la métaphysique panthéiste géométrique spinozienne (voilà, ça commence), exposée dans le livre premier de l’Ethique. 

On reprend les bases

Qu’y a-t-il selon Spinoza au niveau le plus fondamental de la réalité? Réponse: une substance unique et infinie (Dieu) dont l’essence est puissance productrice d’une infinité de modes. Ces modes interagissent entre eux de manière entièrement déterminée par les lois inhérentes à Dieu. Ils deviennent des relais de la productivité divine, mais ne possèdent eux-mêmes, contrairement à Dieu, qu’un pouvoir limité de produire des effets. Les modes ne possèdent pas non plus suffisamment d’autonomie pour s’affranchir du Nexus Causarum – le tissu causal qui structure la nature naturée dans sa globalité.  

Livre 2 : De Mente 

Le deuxième livre de l’Ethique effectue donc un saut périlleux de Dieu (De Deo) à la réalité mentale (De Mente). Cette réalité mentale, comme vous le savez à présent, n’est pas exclusivement humaine ; elle existe indépendamment du fait qu’existent des êtres humains. C’est un point central du spinozisme. 

A gauche: le livre premier de l’Ethique. A droite: le second. Au centre: Spinoza

Rappelons que Dieu est un être pensant infini – ou encore, comme vu précédemment, un entendement infini. A travers l’attribut pensée, il est puissance infinie de produire des idées. Les êtres humains ne sont que dépositaires des idées de Dieu.

Dieu, c’est à dire la nature, pense, entre autre, à travers nous.

Mens: âme ou esprit – quelle traduction?

Il existe une difficulté à traduire mens. Le terme est censé recouvrir dans la conception de Spinoza aussi bien la dimension cognitive, qu’on peut associer à ce que nous désignons couramment par esprit, que la dimension affective, émotionnelle, de notre vie mentale. 

Cette ambivalence se retrouve dans la langue anglaise. Le terme qui correspond à celui d’âme en français est celui de soul, qui semble exclusivement associé au siège des sentiments et des ressentis (feelings), et ne concerner nullement celui de la dimension réflexive. Métaphoriquement, l’âme serait ce qu’il est coutume d’associer au cœur, voire aux tripes, alors que l’esprit (mind) serait ce qui dépend de notre tête (notre cerveau). 

Pas plus qu’en anglais ne semble curieusement exister en français un terme qui rend complètement justice à ces deux pôles de notre vie mentale. Si celui de psyché, concept de psychologie jungien qui désigne notre activité psychique dans sa dimension globale, peut sembler s’en approcher, il recouvre cependant une dimension inconsciente complètement étrangère à la philosophie de Spinoza. 

Bien que mens soit le plus souvent traduit par âme, j’utiliserai pour ma part le mot esprit dans les articles qui suivront. Une lecture physicaliste du terme mens identifierait simplement l’entité âme/esprit à notre activité cérébrale d’un individu. Cette activité serait pour Spinoza une infime partie de l’activité globale de Dieu.

L’esprit: un mode comme un autre

On appréhendera donc l’origine de l’esprit humain à la lumière de la métaphysique spinozienne; il est, exactement comme le corps humain, un mode comme un autre. Il est, comme tout mode, à la fois conséquence de l’essence de Dieu en tant que nature naturante, et produit (effet) d’un ensemble de facteurs au sein de la nature naturée. 

En Dieu, absolument tous les corps cohabitent avec toutes les idées; en chaque être humain, une infime partie seulement. Nous ne sommes que des entendements partiels, tout comme nous ne sommes que des réalités physiques partielles, limitées.

Dans cette seconde partie de l’Ethique, c’est sur la dimension cognitive de l’esprit que Spinoza axe son exposé, alors que le troisième livre (De Affectibus) aborde plus particulièrement sa dimension affective. Vous commencez peut-être à le comprendre: la démarche spinozienne consistera précisément à soumettre notre dimension affective à l’examen rationnel de notre dimension cognitive.

Chose singulière – considérations méréologiques

Doit on considérer chaque mode comme un individu? Pas forcément : pour Spinoza, une chose singulière peut être un complexe d’éléments, une composition, une association dynamique. Ce qui importe pour qu’elle puisse être qualifiée de singulière est que l’ensemble des éléments (corps ou idées) qui la composent concourent à produire un même effet

Méréologie : étude du rapport des parties au tout

Vous-même êtes une unité temporaire de cellules et d’idées, qui s’est formée en vertu de circonstances particulières. Circonstances elles-mêmes déterminées, et déterminantes. Et lorsque vous accomplissez une action, c’est l’ensemble de cette unité temporaire qui concourt à l’accomplir. A ce titre, vous remplissez les conditions pour être qualifié par Spinoza de chose singulière. Bravo.

Les choses s’agrègent et se désagrègent dans une dynamique constante, produisant quantités de nouvelles choses considérées à un moment T comme singulières, mais toujours éphémères (sauf peut-être le diamant, qui paraît-il est éternel). Ce rapport des parties au tout est étudié par une discipline philosophique particulière: la méréologie.

Modes du penser

L’esprit consiste pour Spinoza en un certain nombre de modes du penser. Parmi ceux-ci : entendement, affects (désir, amour, peur, joie, etc… ), mais aussi sensations, perceptions, volitions… L’esprit produit (cause) à son tour ces autres modes que sont les idées, que Spinoza appelle des concepts de l’âme. Ces idées sont elles-mêmes objets du monde appartenant à l’attribut pensée, aussi matériellement existants que ceux qui appartiennent à l’attribut étendue.

A l’origine de tout mode du penser : une idée

Spinoza affirme que chaque mode du penser est tributaire d’une idée; si vous désirez quelque chose, vous avez avant tout une idée de ce que vous désirez. Votre désir ne flotte pas dans l’air, pas plus que votre colère. Il en va de même de la joie; elle accompagne l’idée de quelque chose – et la joie suprême est évidemment celle qui accompagne l’idée de la chose suprême : Dieu. C’est selon Spinoza à l’idée, toujours première, que vient se greffer un poids affectif; raison pour laquelle on qualifie parfois sa pensée d’intellectualiste.

Léonard a une idée, à laquelle est visiblement attachée un affect de joie. Turk & Degroot

On peut néanmoins se demander si cette affirmation est entièrement vraie. N’est-il pas des exemples où une disposition émotionnelle particulière concourt à l’émergence de pensées particulières – d’idées? Si pour une raison ou une autre vous êtes à une période de votre vie angoissé, le monde autour de vous ne sera-t-il pas envisagé sous le prisme de l’angoisse? N’attacherez-vous pas alors les idées à l’angoisse, plutôt que le contraire, comme l’affirme Spinoza?

En ce qui concerne les sensations, en tant que modes du penser au même titre que les affects, Spinoza les qualifie dans un premier temps de façon un peu énigmatique d’idées d’affection d’un certain corpsEncore des idéesNotre rapport primordial à la réalité, en tant qu’êtres humains, consiste à posséder de telles idées. Est-ce à dire que c’est notre corps qui provoque nos idées ? Certainement pas, pour Spinoza, comme nous allons le voir.

Parallélisme ou monisme?

La position de Spinoza concernant le problème de la relation corps/esprit (lui-même au cœur d’un champ philosophique contemporain particulièrement fécond) est singulière. Elle est aussi source de grande confusion, avouons le. On ne peut la qualifier ni de réaliste (les idées seraient causées par des objets extérieurs) ni d’idéaliste (les objets extérieurs ne seraient que des idées projetées), ni de physicaliste (les idées surviendraient sur des agencements neuronaux). Elle ne se confond tout à fait avec aucune des conceptions majeures exprimées dans le champ de la philosophie de l’esprit.

Cette position spinozienne n’est pas exempte de zones d’ombre, voire d’ambiguïté. En témoigne la tension qui demeure entre ce que certains commentateurs, après Leibniz, ont nommé parallélisme des attributs pensée et étendue, et le monisme affirmé par Spinoza dès le premier livre de l’Ethique. Monisme qui rapporte inexorablement chaque chose, y compris notre corps et notre esprit, à une substance et un ordre nomologique unique.

Une substance, deux attributs

Rappelons une fois encore que le Dieu de Spinoza est chose pensante et chose étendue. Il est chose pensante, et non sujet pensant ; il ne pense pas les choses dans le but de les produire. Autrement dit ses idées ne précèdent pas ses actions. L’appellation de parallélisme pensée-étendue illustre donc (tant bien que mal) ce qu’implique cet agencement bipolaire d’attributs chez Spinoza: à chaque chose appartenant à l’attribut étendue (un corps – ou tout phénomène physique) correspond en Dieu une chose appartenant à l’attribut pensée (une idée).

Une seule réalité – Dieu, ou la nature – se structure donc pour Spinoza conjointement en pensées et en corps. Chaque mode appartient à un attribut particulier de Dieu, et aucun autre. Pour autant, un mode de l’attribut étendue et l’idée de ce mode, en Dieu, sont une seule et même chose, exprimée de deux façons. Spinoza utilise un exemple: le cercle que vous dessinez sur une feuille de papier et l’idée de ce cercle: ils sont une seule et unique chose, comme le côté pile et le côté face d’une même pièce. Les choses que nous rencontrons au quotidien sont donc des contenus objectifs des idées de Dieu.

Clôture causale des attributs

Vue tridimensionnelle de la glande pinéale (en rouge).

Mais il faut bien comprendre que les attributs n’interagissent pas l’un avec l’autre. Ils existent pour Spinoza de façon concomitante, en quelque sorte dans deux espaces causalement distincts, et pourtant unis en Dieu. Si Dieu est simultanément pensée et étendue, l’être humain est quant à lui simultanément corps et esprit. Et il n’existe entre corps et esprit ni relation de causalité, ni relation de production.

C’est en cela que la position de Spinoza est clairement opposée à celle de Descartes. Pour ce dernier, l’esprit possède un pouvoir causal sur le corps, via la glande pinéale. Si cette glande existe bel et bien, au coeur de notre épithalamus, elle ne possède pas vraiment la fonction que lui attribue Descartes.

Ce qui précède implique, en ce qui concerne la relation corps/esprit, qu’une pensée est toujours déterminée par une pensée, jamais par un corps. Et il en va exactement de même dans l’autre sens: le corps ne peut en aucun cas provoquer une pensée. Il existe ce qu’on appelle une stricte clôture causale des attributs pensée et étendue

La cause d’une idée singulière n’est jamais son idéat, c’est-à-dire l’objet extérieur auquel elle semble correspondre, mais Dieu lui-même, en tant que chose pensante. Les idées sont des choses en tant que détermination de la pensée (attribut de Dieu). Quant aux corps, ils sont des choses en tant que détermination de l’étendue (attribut de Dieu). 

L’ordre global de la causalité

Le fait que Dieu consiste en une infinité d’attributs dont nous ne sommes capables d’appréhender que deux (pensée et étendue) ne veut pas dire que ces deux attributs appartiennent à des règnes nomologiques distincts. Un seul ordre régit la nature dans son ensemble; cet ordre s’applique donc autant aux idées qu’aux choses physiques.

L’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses.

Ethique 2, proposition 7

Cet ordre global des choses, cette nécessité commune, c’est celui de l’enchaînement des causes et des effets – ou encore, pour l’exprimer de façon moins linéaire: celui du tissu causal. L’idée du causé (effet) dépend de l’idée de la cause, exactement comme l’effet dépend de la cause dans la succession des états du monde. Ceci est valable autant pour la manière dont Dieu produit les choses que pour le fonctionnement cognitif d’homo sapiens.

C’est ce que Gilles Deleuze exprime par cette phrase, dans un langage fleuri:

Un des points essentiels du spinozisme est dans l’identification du rapport ontologique substance/modes avec le rapport épistémologique essence/propriétés et le rapport physique cause/effet.

Gilles Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, p.114

Les choses découlent d’autres choses, à tous les niveaux de réalité. Par exemple, au sein de l’attribut pensée, le canevas de l’enchaînement des idées, exprimées par des propositions, peut être inductif ou déductif. Dans les deux cas, il s’agit de suivre rigoureusement un chemin, dans un sens ou dans l’autre : celui de la nécessité.

Corps

Si l’esprit est au coeur du propos du second livre de l’Ethique, c’est pourtant à notre réalité corporelle que Spinoza consacre une partie non négligeable. Cela pour une raison aussi simplement énoncée qu’elle est difficilement concevable: le corps et l’âme sont unis

Par ailleurs, s’il n’existe pas de relation de causalité entre corps et esprit, comme expliqué ci-dessus, il peut en revanche exister entre les deux une relation de perception.

L’article suivant abordera plus précisément ce qu’implique cette union et cette relation de perception.

Olivier Gustin