Où l’auteur évoquera d’emblée son expérience personnelle avec une grande franchise. Où ce même auteur posera les jalons de la téméraire entreprise que constitue ce blog. Où le lecteur apprendra la signification que revêt le curieux mot « nomoscopie ». Où l’on abordera pêle-mêle et quelque peu superficiellement des sujets tels que les croyances, l’insatisfaction et les lois de la nature. Où l’on mentionnera Spinoza, avec prudence. Où l’on posera la question qui servira de fil conducteur aux innombrables chapitres qui suivront : pourquoi se lève-t-on tous les jours ?
Midlife crisis
D’une certaine façon, ma vie a débuté vers l’âge de trente-cinq ans. Je ne suis pas sûr d’avoir réellement existé auparavant. Pour être plus précis : je ne suis pas sûr d’avoir été le même Olivier avant et après mes trente-cinq ans – âge auquel la vie s’est chargée de m’indiquer que le logiciel qui avait été le mien jusqu’alors était à présent obsolète. Je donnais pourtant toutes les apparences d’une certaine forme de réussite et d’équilibre; toutes les cases de l’adulte occidental qui s’en sort étaient cochées: un boulot, une famille, une maison, un jardin, une voiture, des vacances dans le sud, etc… Je ne pouvais cependant m’empêcher de me sentir vide, angoissé et profondément insatisfait. La vie ne peut pas se limiter à ça, me disais-je. J’ai conscience en écrivant ces mots que ce ça est précisément ce à quoi aspire (légitimement je suppose) la majeure partie de l’humanité.
Plus tard, je réaliserai que c’est justement une fois que tout semble réglé (disons : les aspects pratiques de l’existence – un toit, de quoi manger et un minimum d’amour à donner et à recevoir) que le vide peut se manifester dans toute sa puissance déstabilisatrice, mais aussi, peut-être, régénératrice. Le tout est de ne pas permettre au vide de s’installer durablement. Cette prise de conscience ne se produirait cependant que des années plus tard, et pour l’heure je me sentais dans un état de confusion qui confinait au pathologique.
Grosse confusion
La confusion : voilà le trouble par lequel se manifestait mon mal-être. Je n’étais plus sûr de rien ; pire, je ne savais même plus ce que je croyais, pas davantage ce que je devais croire. Je constatais qu’autour de moi la plupart des êtres humains paraissaient très assurés dans leurs convictions. Cela avait tout l’air de leur réussir, car ils ne semblaient pas souffrir du même tourment que moi. Pour ma part, je n’étais même pas sûr d’avoir jamais réellement cru en quoi que ce soit, et j’eus le sentiment que la vie m’avait mené là où j’en étais sans que j’aie jamais véritablement joui d’un quelconque pouvoir de décision, fondé sur des convictions solides et étayées. J’en fus un peu bouleversé, et je compris qu’il me faudrait trouver une solution au plus vite sous peine de me voir emprunter une voie express vers le néant absolu.
A la même époque, une question naquit dans mon esprit et devint rapidement obsessionnelle : pourquoi se lève-t-on tous les matins? Même à une question en apparence aussi simple, je n’avais aucune réponse. Néanmoins, elle me parut – et me paraît aujourd’hui encore – de la plus haute importance. Et plus j’y ai pensé, moins elle m’a semblé simple, et plus je l’ai trouvée en revanche foutrement intéressante. On a tendance à négliger l’impact des choses intéressantes sur nos vies. Sans y prendre garde, on se retrouve un jour submergé par les considérations purement terre-à-terre du quotidien, et on passe à côté d’une grande partie de l’expérience qu’il nous est donné de vivre. Important, complexe, intéressant sont des mots qui sonnent bien à mes oreilles. Ensemble ils forment un cocktail des plus stimulants.
« L’exaltation, voilà ce que je cherche »
John Coltrane
C’est ce que je recherche aussi. C’’est probablement votre cas également. Non ?
Aussi, après quelques années un peu pesantes marquées par un angoissant sentiment de vacuité généralisée (cet état que tout le monde connaît un jour ou l’autre et qu’on nomme aquabonite), j’entrepris pour me sortir la tête de l’eau d’identifier, parmi la jungle luxuriante des informations, ce à quoi je croyais. Je décidai de me construire activement mon propre modèle du monde. Si nous nous levons tous les jours, il doit bien y avoir une raison ; plus vraisemblablement une multitude de raisons. Pour que notre vie d’être humain puisse jouir d’une certaine consistance (c’est-à-dire pour que nous puissions être distingués d’un champignon ou d’un robot), il me paraît important de choisir parmi toutes ces raisons lesquelles sont les plus, disons, pertinentes. Il me sembla nécessaire, ce qui n’avait pas été le cas jusque-là, de croire certaines choses. Et, finalement, de croire en quelque chose.
Je me plongeai alors corps et âme dans le monde des idées. Par un heureux état de choses, il se fait que nous, les êtres humains, possédons une inclination naturelle à émettre des idées, à les partager, le plus souvent d’ailleurs sans que personne ne nous ait demandé de le faire (preuve en est : ce blog). Un foule d’idées ont ainsi été émises depuis l’aube de l’humanité ; parmi toutes celles-ci, on est en droit de le penser, certaines peuvent se matérialiser en croyances à même de fournir de bonnes raisons de se lever tous les jours.
Des idées et des lois
« Votre boulot n’est pas de trouver des idées, mais de les identifier lorsqu’elles font leur apparition »
Stephen King
Une idée ne s’invente pas – j’ai inventé une idée, ça ne veut rien dire, pas vrai ? Quand on parle des idées, on parle avant tout de conclusions avancées par des êtres humains (qui d’autre ?) sur base d’observations d’états de choses dont ils pensent avoir découvert l’existence. Il y a des idées simples et des idées complexes. Des idées formulées à travers des oeuvres d’art, des thèses académiques, des discussions informelles, sous forme de slogan accrocheurs ou de textes abscons. Toutes ont à mes yeux droit de cité et méritent qu’on les considère pour ce qu’elles sont : des observations qui ont pour finalité, une fois assemblées et structurées, de mettre en lumière la façon dont le monde fonctionne – comment ça marche. Les experts de tous poils, les philosophes, les prêcheurs, les scientifiques, les youtubeurs, les leaders politiques, les professeurs et même, à leur façon, les poètes, essaient chacun d’expliquer comment ça marche. En d’autres mots : quelles sont les lois.
Car – c’est un point de vue déterministe soutenu par la plupart des scientifiques et qu’il est difficile de prendre en défaut – il semble que rien n’échappe à une forme de législation naturelle. Le mot grec qui correspond au concept de loi est Nomos. Tout ce qui est semble intégré à un vaste réseau nomologique. Tous les états, les processus, les phénomènes sont a priori régis par des lois. Cela veut dire que si vous faites un truc, c’est que vous avez d’une manière ou d’une autre été amené à le faire. Il est en outre certain que d’autres trucs se produiront en conséquence, et que ces autres trucs ne se produiront pas par hasard mais répondront à une certaine nécessité, en fonction du truc que vous avez fait au départ. Nous autres, êtres humains, passons le plus clair de notre vie à essayer de comprendre les lois, afin de pouvoir nous orienter efficacement dans le vaste monde. C’est en quelque sorte ainsi que nous sommes configurés. Nous anticipons les conséquences de nos actes, nous planifions nos actions à venir, nous interprétons notre passé en fonction des lois que nous avons, tant bien que mal, intégrées.
Nomos : les lois. Nomoscopia : observation des lois – les lois de la nature, s’entend. Les lois qui structurent notre réalité (la Réalité ?), et qui font, par exemple, que nous nous levons tous les jours. Parmi toutes les thèses qui ont été et qui sont chaque jour formulées, lesquelles correspondent un tant soit peu à cette réalité ? Sont-elles compatibles entre elles ? Si ce n’est pas le cas, il est probable que l’une ou l’autre soit erronée. Finalement, quel est le système de thèses qui tient debout, qui a dès lors force de loi, et auquel adhérer ? Je dis adhérer, c’est-à-dire reconnaître comme vraie, car une loi n’est pas une chose à laquelle on croit. Tout comme J’ai inventé une idée, Je crois à une loi ne veut rien dire. Pas plus qu’on ne puisse l’inventer, on ne peut la refuser. Une loi a une force d’évidence performative qu’il nous est impossible de nier. C’est comme ça…
Voilà donc le projet qui sous-tend ce blog : d’une part ouvrir grands les yeux, essayer d’observer activement et rationnellement le monde, et d’autre part se plonger dans les théories et les idées afin de comprendre de quelle façon opère le système de lois qui nous pousse à nous lever chaque matin. Le monde englobe molécules et astres, et entre les deux les êtres humains, leur corps, leurs actions, leurs émotions, leurs désirs, leurs comportements… Toutes ces choses cohabitent et s’articulent ; de quelle façon ? Quelle est la carte de ce vaste territoire ? Quelle est la route qui mène des éléments primitifs à notre motivation à agir au quotidien ? Comment les événements naissent-ils? Comment les choses prennent-elles forme? Essayons de mettre en lumière une certaine séquence de facteurs déterminants.
Que faire?
La question qui se pose ensuite logiquement est: y-a-t-il moyen d’agir mieux. De vivre mieux? Il se fait que les lois ne concernent pas que les corps en mouvement; elles interviennent aussi dans notre niveau de bien-être et de tristesse, de joie et de souffrance. En un mot: notre santé globale. Au-delà de la dimension descriptive et contemplative de la nomoscopie, je l’envisage donc comme une exploration à visée éthique, pragmatique. Qu’est-ce que vivre en bonne santé? Comment s’y prend-on pour vivre en bonne santé? Nous accomplissons une multitude d’actions chaque jour; que recherchons-nous au juste à travers nos actions et nos comportements au quotidien? Par quoi sommes-nous poussés, par quoi sommes-nous tirés? Possédons-nous une marge de manoeuvre? Et parmi les choses que nous recherchons, lesquelles méritent notre engagement et nos efforts ? Lesquelles au contraire absorbent notre énergie et nous rendent aigres et las ? Ainsi, à la question pourquoi se lève-t-on tous tous les matins ? succède une autre: pourquoi se lever tous les matins ?
Passion Spinoza
Essayer de comprendre plutôt que de dire et de croire n’importe quoi, et finalement d’agir n’importe comment, c’est le principe éthique qu’a défendu Spinoza. Dans le voyage intellectuel que j’ai entrepris, j’ai eu la chance de me retrouver rapidement confronté aux idées du philosophe hollandais. Elles ont été pour moi sources de prises de conscience qui ont eu un impact profond sur ma vie. Elles ont eu la vertu de m’extraire de l’état de confusion qui était le mien. N’est-ce pas ce qu’on attend de la philosophie ? Aussi, à travers ce blog je désire lui payer ma dette en partageant sa vision du monde, avec le souhait qu’elle vous permette, comme à moi, d’y voir un peu plus clair.
La pensée de Spinoza est traditionnellement présentée comme un système de thèses très cohérent, couvrant un vaste pan de la réalité, depuis l’expérience intime qu’il nous est donné de vivre en tant qu’êtres humains (émotions, désirs, biais cognitifs,…) jusqu’aux lointaines et mystérieuses contrées métaphysiques (substance, éternité,…). Ces contrées valent la peine d’être contemplées au moins une fois dans une vie, un peu comme la banquise antarctique ou le désert de Namibie ; ça élargit la focale de notre vision du monde. La pensée de Spinoza repose sur un constat: les êtres humains sont partie intégrante du monde, et sont de ce fait soumis aux mêmes lois universelles que tout le reste – mais ils ont tendance à l’oublier, et s’accordent des capacités et des privilèges qu’ils ne possèdent pas, à commencer par celui de la liberté.
L’Éthique est le texte majeur de la pensée de Spinoza et constitue pour Nomoscopia un point de départ, mais aussi un étalon. J’ai acquis une sorte de réflexe intellectuel : celui de comparer toutes les idées et théories dont je prends connaissance à celles de Spinoza, en essayant de voir dans quelle mesure elles s’intègrent dans le modèle général du monde que constitue l’Éthique. Certaines idées extérieures s’y intègrent facilement ; elle complètent ou confortent le modèle. D’autres sont foncièrement incompatibles et peuvent dans ce cas éventuellement servir à l’amender.
Voyage en Éthique
Voici donc ce que je vous propose dans un premier temps: je vous emmène faire un tour de l’Éthique en ma compagnie. Dans les chapitres qui suivront (répertoriés dans la section L’Ethique de Spinoza), je m’arrêterai sur les idées principales que l’on peut dégager de ce texte majeur, et je tenterai de partager avec vous ce que j’y trouve personnellement d’intéressant, mais aussi d’utile. Car il faut toujours garder à l’esprit la finalité que vise Spinoza : comment être heureux? Qu’est-ce qu’il est utile de savoir dans cette perspective? Spinoza propose des réponses personnelles à cette question, qui valent la peine d’être analysées. Je tenterai d’exposer Spinoza comme je l’ai compris et comme j’aurais aimé qu’on me l’expose, c’est-à-dire à la fois le plus rigoureusement et le plus clairement possible, en évitant d’avoir recours à des sentences qu’il vous faudra relire trois fois pour tenter d’y comprendre quelque chose.
Ensuite, une fois exposée la pensée de Spinoza et ce qu’elle revêt à mon sens de pertinent, je mettrai l’accent sur les points qui me semblent discutables, sur les confirmations ou infirmations qu’a charriées l’histoire des idées par rapport aux thèses de l’Éthique, et enfin sur les angles morts (il en existe) de son modèle.
Quel est l’ensemble des éléments du réel qui concourent à ce que nous nous levions tous les matins ? Coupons court à toute spéculation : nous nous levons tous les matins (ok, parfois en fin de matinée) parce que nous n’avons simplement pas le choix de faire autrement – quelque chose (des lois ?) nous y oblige. Premièrement, à moins d’être dans le coma, nous nous réveillons tous les jours – c’est plus fort que nous. Et une fois réveillé, voyons les choses en face, jamais ne se pose la question : et si je ne me levais pas aujourd’hui ? Si nous restons alité, c’est qu’une forme de pathologie nous empêche de nous lever – infirmité, handicap, dépression sévère, maladie… Du reste, notre corps nous signalera d’une façon ou d’une autre qu’il est nécessaire de nous mettre en branle ; nous aurons besoin d’uriner, de manger ; encore des lois. Nomoscopia.
Nous sommes donc maintenant sorti de notre lit. Et ensuite ?