Où l’on prendra conscience d’un fait étonnant : nous utilisons sans cesse des mots qui désignent des choses qui n’existent pas vraiment. Où l’on comprendra que les mots ne veulent rien dire et que ce n’est finalement pas très grave, car ils sont tout de même d’une utilité indéniable de par leur impact sur le monde réel. Où l’on reprendra les bases de la géométrie, niveau débutant, pour comprendre que le texte de l’Éthique de Spinoza est construit dans un style que l’on pourrait qualifier de carré.
Préambule
L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.
Mettons les choses au point
Vous avez déjà vu le ciel, un oiseau dans le ciel, vous avez déjà vu une pantoufle, mais vous n’avez jamais vu un triangle, ni une ligne ; encore moins un point. Si l’on se fie à leurs définitions, ces objets ont un mode d’existence particulier : ils ne résident que dans la tête des êtres humains.
Prenons ce qu’on appelle un point : selon la définition qu’en donne Euclide dans les Éléments, le livre fondateur de la géométrie qu’il a rédigé il y a 2300 ans, c’est un truc tellement minuscule qu’il ne peut pas être divisé; une sorte de particule qu’on pourrait retrouver, peut-être, à une échelle subatomique. Mais à cette échelle, il faut se rendre à l’ évidence : on ne voit strictement rien. Les physiciens ne peuvent que postuler des objets aussi petits ; la réalité est que personne n’en a jamais vu un seul. Admettons qu’on puisse néanmoins apercevoir un quark (une particule subatomique) ; comment être sûr qu’on ne pourrait pas à son tour le diviser ?
Qu’est-ce qu’une ligne ? Quelque chose qui relie deux points qui, comme vu précédemment, n’existent pas ; empiriquement parlant, une ligne n’existe pas. Lorsque vous tracez une ligne au crayon sur une feuille de papier, ce n’est pas une ligne, mais quelque chose d’énorme en regard de ce qu’est une véritable ligne. Énorme, c’est-à-dire infiniment plus grand – une sorte de tube, long et fin. Et même en zoomant à l’infini, on ne parviendrait jamais à découvrir une ligne telle que définie par la géométrie euclidienne ; une longueur dépourvue de largeur.
Une surface, selon sa définition, a une longueur et une largeur, mais pas de hauteur ; une surface est donc un truc imaginaire en deux dimensions qu’on assimile à tort à une feuille de papier, puisqu’une feuille de papier a bel et bien une hauteur (son épaisseur). La surface de la terre n’existe pas, à proprement parler, pas plus que la surface de réparation d’un terrain de foot.
Techniquement, ce qui constitue les fondements de la géométrie sont des concepts ; des mots ad hoc que nous adjoignons à des choses empiriquement inexistantes, que nous (êtres humains) sommes néanmoins capables de nous figurer. Euclide commence par poser des définitions d’objets qui n’existent pas – des abstractions pures ; point, ligne, surface. A partir de ces abstractions, il pose une série d’assertions qui tout à coup nous apparaissent comme étrangement vraies. Un angle est formé par deux lignes qui se rencontrent. Spectaculaire, non ? Une figure est une surface fermée par des lignes, etc… Après avoir posé une série de définitions, Euclide enchaîne des propositions, des démonstrations, en somme des affirmations qui ne laissent aucune place au doute. Cette méthode nous amène à des conclusions telles que la somme des angles d’un triangle (qui n’existe pas) égale 180° ; qui pourra prétendre le contraire ?
Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, il n’y pas besoin que ces objets existent à proprement parler pour que nous soyons absolument certains que les propositions d’Euclide dans lesquelles ils apparaissent soient valides. Qui plus est, il n’y a pas plus besoin que ces objets existent pour que ces mêmes propositions nous permettent d’agir efficacement dans le monde. En effet, grâce à ces raisonnements fondés sur des abstractions, nous avons pu réaliser les plans de constructions très concrètes, de plus en plus grandes, qui tiennent debout comme par miracle. Ces définitions et ces propositions fonctionnent, et nous permettent par là de fonctionner dans le monde.
Des définitions
Tout comme Euclide dans les Éléments, Spinoza débute les quatre premiers livres de l’Éthique (qui en comprend cinq) par des définitions, qui servent de fondement à des développements ultérieurs qui se veulent rigoureusement logiques. On pourrait objecter que le fait que définir quelque chose, c’est adopter d’emblée une position subjective; lorsque Spinoza définit Dieu, la causalité ou la liberté, il propose une vision et emploie des termes qui lui sont propres, bien différents de ceux que vous retrouverez, par exemple, dans le Larousse. Néanmoins, il y a une différence entre définir une chose qui existe physiquement (par exemple un camion), auquel cas on tendra à une rigoureuse objectivité, et un mot qui désigne une chose qui existe avant tout dans la tête des êtres humains, (par exemple liberté). Dans ce dernier cas, ce qui importe est que la définition soit concevable, intelligible, et qu’elle explique clairement ce que celui qui l’énonce entend par ce mot.
Que veulent dire les mots ? Les mots ne veulent rien dire (comment un mot pourrait-il vouloir dire quelque chose?); c’est bien sûr nous qui, à travers les mots, voulons désigner des choses. Plutôt que « Qu’est-ce que ça veut dire ? », il serait préférable de dire « Qu’est-ce que ce gars veut dire en utilisant ce mot? ». C’est pour cette raison que Spinoza débute ses définitions de cette façon : « Par liberté, j’entends… », et non « La liberté, c’est… ».
« (… ) le véritable moyen d’inventer est de former ses pensées en partant d’une définition donnée, ce qui réussira d’autant plus facilement qu’une chose aura été mieux définie. »
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement
Mettons que vous vouliez expliquer à des copains les règles du Monopoly. Vous commencerez par prendre un pion en main et vous direz « ceci, c’est… ». Puis vous pointerez le doigt vers les différentes parties du plateau de jeu et vous direz «cette case-là, c’est… ». Même chose avec les cartes, les figurines, etc… Vous commencerez donc par définir les éléments qui s’insèrent dans un univers particulier (ici: un jeu de société), et – fait notable – vous n’aurez besoin de prouver ni de justifier quoi que ce soit. Vous énoncerez ensuite les règles, elles-mêmes en adéquation avec les propriétés liées à chaque élément du jeu. Le tout formera un système cohérent et fonctionnel, et si tout a été correctement défini, vous pourrez jouer avec fluidité et vous en payer une bonne tranche.
C’est exactement comme cela que procède Spinoza, à ceci près qu’il ne tente pas d’expliquer les règles du Monopoly mais celles de l’univers entier. Il s’emploie dans un premier temps à ce que les définitions qu’il pose en introduction de chaque livre soient intelligibles et cohérentes entre elles, et peut ensuite former des propositions qui s’enchaîneront elles aussi avec fluidité. En somme, il s’agit avant tout de s’entendre sur les mots qu’on va utiliser dans le cadre du texte qui suit, afin de lui assurer une cohérence logique et sémantique indiscutable. La question de la vérité est distincte de celle de la cohérence.
Et la vérité, alors?
La cohérence du propos est sans doute indispensable, mais regardons les choses en face: la vérité a quand même son importance lorsqu’on prétend expliquer le monde. Même un enfant est capable (à certaines occasions) de faire preuve de cohérence. Spinoza remarque que notre intelligence (notre entendement dans son vocabulaire) possède la capacité étonnante de produire des idées vraies. Elles lui lui sont internes, étrangères au temps et à l’espace, et donc à l’existence; c’est par exemple le cas des objets géométriques, comme nous l’avons vu plus haut. Plus globalement, c’est la mathématique qui nous fournit la norme de l’idée vraie, et par conséquent de la certitude d’avoir une idée vraie. Vous voulez un exemple d’idée vraie? En voici un: 2 + 2 = 4. N’en êtes-vous pas absolument certain? Si vous en êtes bel et bien certain, vous savez en même temps ce que c’est que d’être certain de quelque chose… Ce n’est pas négligeable; après tout, vous êtes-vous déjà demandé de quoi vous étiez réellement sûr dans l’existence?
Ce type d’idées vraies, Spinoza affirme d’elles qu’elles sont « claires et distinctes ». La définition d’un objet du monde doit pour Spinoza décrire son « essence », et elle pourra dès lors être elle aussi classée dans les « idées vraies ». Cette essence d’une chose est un concept central dans la philosophie de Spinoza (quelle est votre essence à vous? nous y reviendrons dans un article ultérieur). C’est selon lui notre intelligence et non notre expérience qui nous y donne accès. C’est pour cette raison qu’il est d’usage de classer Spinoza dans la catégorie des rationalistes et non des empiristes. Pour ces derniers, notre mode d’appréhension du monde se fonde avant tout sur l’expérience, et non sur la raison comme le défend le philosophe hollandais.
La vérité est donc une production interne; ça se passe donc d’abord dans notre tête, et nulle part ailleurs. Une idée vraie pour Spinoza est d’abord élaborée par notre intelligence, un peu comme le plan d’un immeuble, et peut, ensuite, être validée empiriquement. Vous ne croiserez jamais la liberté ou l’éternité dans la rue, mais vous pourriez être capable en revanche, pour peu que vous fassiez fonctionner votre intelligence, d’en donner un définition intelligible et cohérente qui en éclaire l’essence et qui vous aidera à comprendre ce dont il retourne dans le monde bien réel.
More geometrico (à la façon des géomètres)
Ce préambule un peu abstrait sur le rôle des définitions a pour but de mettre en lumière les fondements de la méthode géométrique qui sera à l’œuvre tout au long de l’Ethique. Les définitions sont des objets de l’intellect que l’on peut qualifier de féconds. Ils engendrent en effet des propriétés, et en prenant en compte ces propriétés et en les associant aux propriétés d’autres objets de l’intellect, on produit des noyaux de vérité, qu’on associe à nouveau pour construire des raisonnements de type mathématique parfaitement valides, tenant debout telles des structures inébranlables. Ces définitions sont le fondement d’une structure plus solide que le diamant : une structure rationnelle, résultat de la méthode géométrique (More Geometrico)
Les définitions, associées à des axiomes, c’est-à-dire des affirmations qui sont posées comme telles et ne nécessitent pas de justifications, engendreront des propositions, des démonstrations et des corollaires que Spinoza articulera avec rigueur, le tout formant un vaste système en équilibre. Pour compléter le tableau, il ajoute ci et là des scolies, c’est-à-dire des paragraphes complémentaires plus digestes, parfois plus personnels, qui sortent du cadre géométrique qu’il s’impose dans le reste du texte.
Pour une définition plus complète des termes géométriques employés dans l’Ethique, c’est ici.
Et Dieu dans tout ça?
En début d’article, nous envisagions le point en tant qu’unité tellement ténue qu’elle est indivisible. Maintenant, prenons le problème par l’autre bout et postulons non plus le plus petit mais le plus gros truc possible. Il serait constitué de tout, absolument tout ce qui existe. En termes mathématiques il s’agit de l’ensemble de tout ce qui existe. Il serait tellement énorme qu’il engloberait chaque atome qui compose chaque molécule; molécules qui composent chaque cellule; cellules qui composent vos tissus, votre sang, vos organes, mais aussi toutes vos idées, vos projets, vos fantasmes, vos émotions, il engloberait tous les hommes, les femmes, tous les LGBTQIA+, tous les génies et toutes les personnes ordinaires, toutes les mères célibataires, tous les enfants, les immigrés, les millionnaires, tous les méchants et les gentils, toutes les méchancetés et les gentillesses, tous les êtres vivants et tous les êtres morts et toutes leurs idées, leurs projets, leurs fantasmes, leurs émotions, et tous les acariens qui vivent dans votre matelas et dans tous les matelas du monde, toutes les espèces animales et végétales et toutes les feuilles mortes et vivantes de tous les arbres de toutes les forêts, tous les océans et toutes les gouttes d’eau et tous les déserts et tous les grains de sable, toutes les ondes électromagnétiques et tous les champs gravitationnels, tous les chiffres, toutes les notes de musique et tous les mots de tous les livres du monde, tous les billets de banque, toutes les actions et obligations, tous les concepts et toutes les définitions émis par des êtres humains, toutes les théories, toutes les étoiles de toutes les galaxies, tous les trous noirs et tout ce qu’ils absorbent, l’amour, la rancœur, la volonté, la paix et la guerre, la littérature, tout ce qu’il y a dans l’univers, tout ce qu’il y a au-delà de l’univers, absolument toutes les choses et tout ce qu’il y a entre toutes les choses. Et tout le reste. Vous parvenez à le concevoir, pas vrai ? Alors vous parvenez à concevoir le Dieu de Spinoza.
L’ensemble de tout ce qui est, Spinoza ne le nomme pas A, ni Z, ni [a ; z] , ni ∞ ; il le nomme Dieu. Dieu est l’ensemble de tout ce qui existe. Ici, comme pour les caractérisations des éléments du Monopoly, vous n’avez pas besoin de justifier quoi que ce soit; si vous parvenez à concevoir cet ensemble de tout ce qui est, et que vous lui adjoignez un mot (chez Spinoza: Dieu), c’est une base tout indiquée pour débuter une réflexion sur le monde.
On ne peut cependant pas nier que le mot Dieu possède un poids affectif et symbolique considérable, et il est important d’établir clairement ce que Spinoza entend par celui-ci ; c’est ce qu’abordera l’article suivant.