Spinoza fait régulièrement référence dans l’Éthique à la notion d’essence ou de nature d’une chose (il semble utiliser indifféremment les deux termes). C’est notamment le cas dans le cadre de la question de la liberté, abordée dans l’article précédent. Être libre pour Spinoza, c’est être déterminé à vivre et agir par sa propre nature, et non par un ou des facteur(s) extérieur(s). Mais qu’implique exactement la notion d’essence d’une chose?

Préambule
L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.
Problèmes liés à la notion d’essence
Aussi bien la substance que les modes (vous et moi) possèderaient pour Spinoza une nature, une essence qui leur est propre, à laquelle il conviendrait d’obéir pour – paradoxalement – prétendre à une certaine liberté. Si Dieu est libre (et constitue la seule entité véritablement libre), c’est qu’il n’obéit qu’à une chose : les lois de sa propre nature.
Je ne chercherai pas dans cet article à proposer une définition exhaustive du concept d’essence, ni à en retracer le développement historique. Si le sujet vous intéresse, un article détaillé de l’Encyclopédie Philosophique en retrace le parcours historique depuis l’antiquité jusqu’à nos jours (voir essence).
Je chercherai plutôt à questionner la pertinence du recours à une telle notion, qui semble poser plus de problèmes qu’il n’en résout. Je placerai, grossièrement il est vrai, les notions d’essence, de nature, d’identité, voire de moi, dans une même catégorie générale: celle de ce quelque chose dont on dit qu’il constitue le propre de chaque individualité.
Je suis conscient que cet article posera plus de questions qu’il n’en tranchera. C’est que la plupart de ces questions, Spinoza lui-même les laisse en suspens. Il existe pourtant un certain nombre d’écueils dès lors qu’on a recours à la notion d’essence. Mon interrogation principale est celle-ci : l’appellation liberté qui se fonde sur un acquiescement à une nature qui semble en grande partie tributaire des déterminations de l’environnement est-elle tenable ?

Compatibilisme Vs incompatibilisme
Deux positions philosophiques antagonistes, sur lesquelles je reviendrai dans un article ultérieur, apportent l’une une réponse négative et l’autre une réponse positive à cette question. Ces deux perspectives nourrissent les débats philosophiques relatifs à la notion de liberté depuis l’époque moderne. Elles peuvent être sommairement présentées ainsi :
- La position compatibiliste soutient que le libre arbitre, c’est-à-dire la possibilité de poser librement des choix, est compatible avec le déterminisme, c’est-à-dire le fait que tout état de choses (y compris la supposée nature d’un être humain) est inexorablement déterminé par un ensemble de facteurs et soumis à des lois.
- La position incompatibiliste soutient exactement le contraire : libre arbitre et déterminisme ne peuvent simplement pas coexister au sein d’un individu.
On peut ajouter qu’une partie des tenants de la position compatibiliste accepte la réalité du déterminisme, tandis qu’une autre partie la rejette purement et simplement.
Pour Spinoza, le déterminisme est évidemment une donnée indubitable, mais une possibilité de (relative) libération, qu’il expose dans les parties quatre et cinq de l’Ethique, existe bel et bien.
L’essence selon Spinoza
Je dis qu’appartient à l’essence d’une chose ce qui ne peut pas être donné sans que la chose soit posée et ne peut pas être supprimé sans que la chose soit supprimée (…)
Ethique 2, définition 2
Spinoza reprend ici la définition traditionnelle de l’essence, c’est-à-dire ce qui subsiste d’une chose une fois tous ses attributs, ou propriétés, retirés. Ou encore : ce qui fait qu’une chose est (esse) ce qu’elle est. Énoncé aussi limpide que problématique.
Identités sociales et caractéristiques essentielles
La question de l’essentialisme n’a cessé de gagner en importance dans les débats contemporains, à partir de la seconde moitié du XXeme siècle. C’est à Karl Popper et à Simone de Beauvoir qu’on doit d’avoir initié la remise en question de cette conception d’une supposée essence des choses (Popper) et de l’identité des individus (de Beauvoir).
Simone de Beauvoir
Ces débats contemporains portent d’une part, à la suite de Simone de Beauvoir, sur un essentialisme catégoriel, c’est-à-dire qui ne porte pas sur des individus mais sur des identités socialement définies telles que le genre, la nationalité ou le groupe ethnique, censément marquées du sceau de caractéristiques archétypales.

Le monde qu’on m’enseignait se disposait harmonieusement autour de coordonnées fixes et de catégories tranchées. Les notions neutres en avaient été bannies : pas de milieu entre le traître et le héros, le renégat et le martyr ; tout fruit non comestible était vénéneux ; on m’assurait que « j’aimais » tous les membres de ma famille, y compris mes grand-tantes les plus disgraciées. Dès mes premiers balbutiements, mon expérience démentit cet essentialisme.
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, 1958
Relativement à cette question, il faut noter que lorsqu’il utilise ce mot, Spinoza l’associe quant à lui non pas à des catégories ou des universaux, tels que la nature des êtres humains, des juifs ou des femmes, mais bien à des individualités (votre nature, la mienne, celle de ce caillou bien précis). Être libre ne signifie pas pour Spinoza obéir à la nature de votre groupe social, mais à votre nature propre.
Karl Popper : sens des mots Vs vérité des énoncés
Pour les tenants de l’essentialisme, il serait possible de décrire l’essence des choses, et accéder du même coup à une sorte d’absolu platonicien.
Karl Popper associe ce point de vue à une obsession de la définition, source de fourvoiement davantage que de clarification. On ne peut pas lui donner tout à fait tort dès lors que Spinoza affirme que la définition d’une chose doit précisément en révéler l’essence.
Or il n’est pas nécessaire, affirme Popper, d’être en mesure de définir l’essence d’une chose pour que la science opère telle qu’elle est censée opérer, c’est-à-dire en avançant des hypothèses, dont le statut n’est jamais définitivement fixé, mais toujours sujet à rectification, amendement, voire révolution. Se perdre dans la recherche d’essences nous détourne pour le philosophe britannique d’enjeux autrement plus cruciaux.
Pendant que tout autour de nous le monde de la nature périclite – et pas seulement le monde de la nature – les philosophes continuent à s’entretenir, tantôt avec intelligence, et tantôt non, de la question de savoir si ce monde existe. Ils s’empêtrent dans la scolastique, dans des «puzzles» linguistiques, dans la question de savoir, par exemple, s’il y a des différences entre « être » et « exister »
K. Popper, La Connaissance objective, p. 508

Réfutabilité
Existe-t-il une essence des choses ? Chaque chose possède-t-elle une essence ? Toute réponse avancée à ces questions échouerait plus que probablement au test de réfutabilité de Karl Popper.
Le principe de réfutabilité de Popper vise à établir la scientificité d’une théorie ou d’une affirmation. Il consiste en ceci : pour toute affirmation, s’il existe une possibilité qu’un test empirique soit en mesure de la contredire logiquement, elle est dite réfutable. Et le fait qu’elle soit réfutable la fait accéder au statut d’énoncé scientifique.
Or, à priori, aucun test empirique ne peut ni affirmer, ni infirmer qu’il existe bien une essence des choses. Il en va d’ailleurs de même pour Dieu. Aussi bien Dieu que l’essence d’une chose constituent des conjectures ; il semble que toute tentative d’en établir scientifiquement la validité est vouée à l’échec.
Ceci dit, comme discuté dans le cadre de l’article Définitions et méthode géométrique dans l’Ethique de Spinoza, un concept qui désigne une chose qui échappe à la validation scientifique, voire à la qualification d’existence, peut néanmoins s’avérer fécond et opératoire. Quelques exemples: la causalité, l’identité, la conscience… Autant de termes désignant des pseudo-réalités parfois qualifiées d’illusoires mais dont, faute de disposer de qualifications mieux adaptées, nous pouvons difficilement nous passer.
Sartre : essence Vs existence
Difficile de ne pas mentionner Sartre dans le cadre d’un questionnement sur la notion d’essence. Pour le philosophe français, c’est avant tout l’existence qui détermine l’essence d’un individu. On peut au passage remarquer que Sartre ne nie donc pas la validité de la notion d’essence. Nous possédons bien selon lui une essence ; simplement, l’existence la précède.

« (…) l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialisme, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir »
L’Existentialisme est un humanisme
N’est-ce pas ici la dialectique entre inné et acquis, ou entre transcendant et immanent qui est au centre de l’affirmation sartrienne ? Ce que nous sommes serait pour lui le fruit de ce que nous vivons, non de caractères hérités d’une hypothétique détermination extrinsèque. Qui plus est, nous posséderions une certaine capacité d’affirmation relativement à notre existence, à travers les choix que nous effectuons. De facto, nous serions en mesure de déterminer nous-même notre essence.
Pour Sartre, le choix libre serait donc premier. Ce choix équivaudrait à un engagement dans une certaine voie, – une voie que nous déterminerions personnellement – et cet engagement lui-même participerait de la détermination de l’essence d’un individu.
Jung : individuation
Carl Jung , à travers le principe d’individuation, nous invite à devenir ce que l’on est. L’individuation est pour Jung un processus par lequel une personne devient précisément consciente de son individualité. Cette prise de conscience amène l’individu à s’identifier davantage avec les orientations qui viennent du « Soi-même ».
La voie de l’individuation signifie : tendre à devenir un être réellement individuel et, dans la mesure où nous entendons par individualité la forme de notre unicité la plus intime, notre unicité dernière et irrévocable, il s’agit de la réalisation de son Soi, dans ce qu’il y a de plus rebelle à toute comparaison.
C.G. Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient

Même si l’essence d’un être humain n’est pas explicitement mentionnée, il existe manifestement pour Jung un «quelque chose» intérieur – un soi-même unique et prescripteur qui se tapit au coeur des brumes de l’inconscient et que le principe d’individuation tend à dévoiler.
Le bateau de Thésée
Si l’essence d’une chose est ce qu’il reste de cette chose une fois retirées toutes les propriétés, l’expérience de pensée basée sur la légende du bateau de Thésée vient semer le trouble quant au statut essentiel d’une chose une fois soustraites ou remplacées toutes les données qui la constituaient.
« Le navire à trente rames sur lequel Thésée s’était embarqué avec les jeunes enfants, et qui le ramena heureusement à Athènes, fut conservé par les Athéniens jusqu’au temps de Démétrius de Phalère. Ils en ôtaient les pièces de bois, à mesure qu’elles vieillissaient, et ils les remplaçaient par des pièces neuves, solidement enchâssées. Aussi les philosophes, dans leurs disputes sur la nature des choses qui s’augmentent, citent-ils ce navire comme un exemple de doute, et soutiennent-ils, les uns qu’il reste le même, les autres qu’il ne reste pas le même. »
Plutarque, Vies des hommes illustres

On pourrait synthétiser le problème philosophique posé à travers cette légende par cette question : quelle est l’essence du bateau de Thésée ? A partir du moment où toutes ses pièces ont été remplacées une par une, peut-on soutenir que son essence demeure inchangée – que ce bateau subsiste dans son essence ?
Outre le fait que la possibilité de retrancher tous les attributs de quelque chose ou de quelqu’un (que resterait-il d’autre qu’une abstraction ?), outre l’inanité qui consiste à apposer aux individus des étiquettes sociales fixes et contraignantes, outre le fait qu’il n’est souvent pas possible de proposer une définition non équivoque de termes couramment employés, un multitude de questions se posent concernant votre identité propre en tant qu’individu.
Un foule de questions

Connaissez-vous votre nature, vous ? Votre nature est-elle clairement identifiable ? Votre nature est-elle votre moi ? Votre identité ? Celle que vous revendiquez ou celle qu’on vous assigne ? Quelle est la part de votre essence qui vous est propre, et quelle est la part que vous partagez avec vos semblables ?
Votre nature est-elle fixe – possédez-vous la même nature que celle que vous possédiez dans votre enfance, ou l’année passée, ou hier? Après un accident majeur, un AVC par exemple, votre nature sera-t-elle différente ?
Votre nature correspond-elle à vos désirs, à vos aspirations, à vos goûts ? Vos désirs, vos aspirations et vos goûts semblent en grande partie déterminés ; est-ce à dire que votre supposée nature l’est tout autant ?
Quant à vos croyances, sont-elles dépendantes de votre essence ?
Sa propre nature, est-ce cette chose qu’on demande à un adolescent d’identifier avant de choisir un cursus d’études qui lui correspond ? Ou ce même cursus d’études définit-il lui-même, en partie, la nature de cet adolescent devenu adulte ?
N’est-il pas vain et illusoire de chercher à identifier sa nature avant de prendre une décision ? Un tel questionnement peut-il prendre fin ? Ne nous condamne-t-il pas inexorablement à l’immobilisme ?
Par ailleurs, votre supposée nature étant elle-même un mode, elle est le produit d’un ensemble de facteurs, génétiques et environnementaux ; elle semble donc vous être imposée de l’extérieur. Lui obéir, n’est-ce pas obéir indirectement à ces facteurs, et non à une hypothétique essence (un moi ?) qui trônerait en surplomb ? Sommes-nous des êtres de nature ou des êtres de culture ?
Serions-nous des esclaves de notre nature ? Obéir à sa nature n’annihile-t-il pas toute velléité de s’inventer soi-même? N’est-ce pas une vision des choses radicalement réductrice ?
Enfin: s’accorder avec sa propre nature, n’est-ce pas un luxe exclusivement accessible à une caste de privilégiés, tandis que la plupart des êtres humains doit faire face à des considérations plus terre-à-terre, de l’ordre de la survie au jour le jour? Que peut notre nature face à des forces qui lui sont à la fois supérieures et contraires ?
Et une nature mauvaise?

Si votre nature est foncièrement perverse, dans quelle mesure faut-il suivre les impulsions qu’elle vous impose ? Il y a une tension à ce niveau dans la philosophie de Spinoza.
Et si vous êtes doté d’une nature peu empathique, voire sadique ? Dans quelle mesure la méchanceté fait-elle partie de votre essence ?
Il est d’une part très explicite sur le fait qu’il nous faut suivre notre utile propre – à tel point qu’on peut se demander s’il ne flirte pas à ce sujet avec la doctrine économique d’Adam Smith qui figure des individus préoccupés avant tout par leur propre bien-être et leurs intérêts.
Mais il affirme d’autre part que l’amour est la voie rationnelle vers la concorde et le bonheur. Que faire lorsque (avouons-le, c’est parfois le cas) l’amour des autres ne cadre pas avec l’intérêt dicté par notre propre nature ?
Mais alors?
Si la notion d’essence semble pour le moins ambivalente, il n’en reste pas moins que lorsque vous effectuez un choix, il semble que vous optiez en fonction de données extérieures, certes, mais néanmoins combinées à quelque chose qui semble vous être intérieur. Quelle est cette chose intérieure ? Après tout, si vous vous auto-déterminez à choisir A plutôt que B, c’est parce que A est davantage en accord avec ce quelque chose qui est en vous. Non ?
Prendre une décision, n’est-ce pas toujours identifier l’option qui s’accorde le mieux avec cette chose intérieure que Spinoza appelle votre nature ?
Autant de questions sur lesquelles je vous laisse méditer jusqu’au prochain article.