La vertu en pratique: les biens véritablement utiles selon Spinoza

Après avoir défini la vertu comme un acquiescement à l’inclination naturelle que constitue notre conatus, Spinoza entre dans des considérations plus concrètes, qui mettent progressivement en lumière les qualités inhérentes à l’homme vertueux dont il s’agira de se rapprocher. Il commence par apporter quelques précisions relatives à ce qu’il convient de considérer comme réellement utile pour nous. Il analyse ensuite plus spécifiquement l’impact des différents affects sur nous. Pour chacun d’entre eux, la question d’ordre pratique à se poser est la suivante : favorise-t-il ou contrarie-t-il notre effort de persévérer et d’affirmer notre puissance ? En d’autres termes : est-il bon ou mauvais ?

Préambule – Article #22 de la catégorie Spinoscopia

L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.

Qu’est-ce qui est utile, alors ?

Spinoza, comme on l’a vu, affirme que la vertu consiste avant tout à rechercher son utile propre. Il a déjà posé que « l’âme, en tant qu’elle use de la raison, juge que rien d’autre ne lui est utile que ce qui conduit à comprendre ». Or, force est de constater que nous ne pouvons nous contenter d’une vie exclusivement intellectuelle. Outre la compréhension du monde, d’autres objets, situations et dispositions nous sont particulièrement utiles, voire indispensables.

Préserver et fortifier le corps : objectif santé

Ainsi en est-il de ce qui augmente le pouvoir du corps d’affecter et d’être affecté ; autrement dit ce qui favorise l’aptitude de notre corps à vivre des expériences multiples et variées, à ressentir et à produire des effets. Dans cet ordre d’idée, la santé, en tant que préservation de l’équilibre du corps, nous est particulièrement utile; elle résulte de la satisfaction des besoins.

Spinoza observe que nous avons tendance à ne pas tenir compte de « notre santé dans son ensemble »; il affirme ainsi qu’il nous faut favoriser la puissance de notre corps dans son entièreté

J’ouvre ici une parenthèse en forme d’interrogation: dans la mesure ou corps et esprit sont pour Spinoza unis, la santé n’est-elle pas une notion qui s’applique à l’être humain dans son entièreté? L’Ethique n’est-elle pas une ode à la santé globale? Santé du corps, nous l’avons vu, mais aussi santé de l’esprit; par une saine gestion de nos affects et de nos besoins d’ordre psychique, tels que l’estime, la confiance, la joie. Finalement, la santé est-elle une condition du bonheur, ou le bonheur lui-même?

La concorde sociale

Nous l’avons vu dans l’article précédent, une société pacifiée favorise l’exercice des conatus de ses membres. Dès lors, tout ce qui mène à la « société commune des hommes », tout ce qui fait que les hommes « vivent dans la concorde » relève également de l’utile.

Outre tout ce qui nous mène à une meilleure compréhension du monde, sont donc utiles pour Spinoza, c’est-à-dire constituent des biens, la santé et la concorde sociale.

Une sélection des passions

A ce panthéon de l’utile succède une partition et une hiérarchisation des affects en fonction de leur degré de souhaitabilité, c’est-à-dire de la façon dont ils favorisent ou non l’expression de notre conatus. Ainsi la joie et la gaieté, en tant que puissance d’agir augmentée, sont bonnes directement, alors que la tristesse et la mélancolie sont mauvaises directement.

« Plus grande est la joie qui nous affecte, plus grande est la perfection à laquelle nous passons, c’est-à-dire plus il est nécessaire que nous participions à la nature divine ».

Ethique 4, proposition 45, scolie

La raison doit nous pousser à compenser la haine dont nous faisons parfois l’objet par l’amour, et à éliminer tout désir de vengeance, qui est le contraire d’un accroissement de force : une défaillance.

L’amour et le désir, s’ils peuvent être excessifs, ne sont donc jamais mauvais en eux-mêmes, alors que l’espoir et la crainte sont au contraire mauvais en eux-mêmes, car résultent d’idées inadéquates qui perçoivent les événements comme contingents.

Les plaisirs et le rire

« Le rire, comme la plaisanterie, est une pure joie, et ainsi, pourvu qu’il soit sans excès, il est bon par soi »

Ethique 4, proposition 45, scolie

Les plaisirs sont souhaitables, mais la raison nous commande (évidemment) de ne pas en abuser. Spinoza ne se positionne donc ni du côté de l’ascétisme, ni de celui de l’hédonisme ; Pierre Macherey parle d’ethos bourgeois pour décrire le principe de vie spinoziste qui consiste à concilier contrôle de soi et jouissance de plaisirs simples. Parmi ces plaisirs: nourriture, boissons, parfums, musique, théâtre, parure et « charme des plantes verdoyantes ».

Le plaisir, oui, mais tout en contrôle. Le déjeuner des canotiers, Auguste Renoir, 1881

Jugements de valeur

Il convient ensuite d’éviter de porter des jugements trop hâtifs sur les choses, autrui et nous-mêmes.

Jugements sur les autres d’abord : la surestime est à bannir tout autant que le mépris – les deux ont un caractère excessif qui peut mener à des écueils tels que l’orgueil ou le culte de la personnalité. La pitié, vertu chrétienne cardinale, est pour Spinoza inutile et même mauvaise en tant qu’elle est un affect de tristesse ; on lui préférera la bienveillance, qui nous engage à venir en aide à autrui poussé par un affect de joie.

Jugements sur soi

Abordant ensuite les jugements posés sur soi-même, Spinoza commence par mentionner la satisfaction de soi, joie née de ce qu’un être humain considère sa propre puissance.

« La satisfaction de soi-même est en réalité la chose la plus élevée que nous puissions espérer ».

Ethique 4, proposition 52, scolie

L’humilité est quant à elle perçue comme contraire à la vertu et à la raison en ce qu’elle consiste à imaginer son impuissance plutôt qu’à connaître ses limites comme le suggère une juste approbation de soi. Il en va d’ailleurs de même du repentir.

L’orgueil, au même titre que la mésestime de soi, est mauvais en ce qu’il consiste en une ignorance de soi-même qui correspond au comble de la nocivité. Ne pas se connaître, c’est ne pas être en mesure d’évaluer correctement les objets qui nous sont véritablement utiles, inutiles ou nuisibles. Cette ignorance se traduit par des estimations erronées de nos capacités, qui plus est souvent biaisées par le regard d’autrui sur nous.

L’orgueilleux tend à s’entourer de la présence de flatteurs et à mépriser la véritable générosité (qui pour rappel est une force d’âme qui caractérise les êtres rationnels). La gloire peut se présenter sous son jour sombre lorsqu’elle s’identifie à la glorification de soi-même et à la dépendance à l’opinion des autres, ou sous son jour positif lorsqu’elle se fonde sur une juste satisfaction de soi (« honnête gloire »).

Tendre à l’objectivité

Comme on le voit, Spinoza nous engage avant tout à tendre vers une évaluation objective de nous-même et des autres, qui nous prémunira de l’excès de confiance ou de la dévalorisation de nous-même, qui mènent tous deux à des jugements de valeurs néfastes autant pour notre épanouissement personnel que pour la concorde sociale.

Enfin, les désirs quant à eux sont à considérer comme bons ou mauvais en fonction des affects qui sont à leur source. Quoi qu’il en soit, on les dit aveugles à partir du moment où ce sont des passions qui les engendrent (en oppositions aux affects dits actifs).

Transition vers l’action libre, c’est-à-dire rationnelle

L’utile étant concrètement identifié, les affects disséqués et évalués, il reste à Spinoza à aborder les actions et comportements humains qui peuvent être considérés comme libres. Il expose donc à présent une transition idéale entre une vie placée sous le signe de la passion et une vie active qui tend à un accroissement de liberté ; la possibilité d’une substitution de la raison à la passion est, on le sait maintenant, le propos essentiel de l’Éthique.

Rappelons le lien étroit qui existe entre action, raison, vertu et liberté :

« Agir par la raison n’est rien d’autre que faire ce qui suit de la nécessité de notre nature considérée en elle seule ».

Ethique 4, proposition 59, démonstration
Ni trop, ni trop peu

Agir par la raison revient donc, en vertu de la définition de la liberté, à agir librement. La puissance d’exister corrélative à la joie nous y aidera, alors que l’impuissance inhérente à la tristesse contrariera nos actions.

Nos désirs doivent naître de notre raison, auquel cas il ne seront ni excessifs, ni aveugles, et les actions qui en résulteront concourront à favoriser notre joie. Le désir sous la conduite de la raison ne se retrouve alors pas soumis à une vision court-termiste; nous considérons plutôt ses implications sous le prisme de la nécessité et de l’éternité.

Il en va ainsi de notre rapport à l’argent (un abrégé de toutes choses) ; ceux qui en connaissent le véritable usage vivent en se contentant de peu, et règlent la mesure de leur richesse sur leurs besoins seuls.

Idées adéquates du bien et du mal

La raison influence donc directement notre connaissance du bien et du mal. Une idée adéquate ne saisit rien comme un mal en soi, mais reconnait tout événement comme s’inscrivant dans un agencement causal nécessaire. Mais nous ne sommes cependant pas et ne serons jamais à même, en tant que parties limitées de la nature à l’entendement fini, de ne posséder que des idées adéquates. Notre raison est limitée et tout ce que à quoi nous pouvons prétendre, c’est à la développer au maximum de ce dont nous sommes capables.

La raison nous pousse à choisir quelle action consiste en un véritable bien, mais aussi quel mal est préférable à un mal supérieur. Elle nous engage à situer lucidement les choses sur un spectre s’étendant de l’utile au néfaste, et à nous livrer à un calcul utilitariste afin de déterminer l’action la plus adaptée. Ce même calcul nous amènera également à préférer à une satisfaction immédiate un bien (un gain) plus important dans le futur.

Portrait idéal de l’homme libre

Pour Spinoza, l’homme libre conduit par sa raison à la poursuite de ses intérêts véritables s’oppose à l’esclave soumis à son imagination qui engendre des désirs qui se révèlent destructeurs. Il précise les traits fondamentaux de cet homme libre à la fin du livre 4 :

« (…) il n’a personne d’autre que lui-même à qui complaire, il fait seulement ce qu’il sait être le plus important dans la vie et que pour cette raison il désire le plus ».

« (…) il désire directement le bien, c’est-à-dire agir, vivre, conserver son être avec pour principe fondamental la recherche de sa propre utilité »

L’homme libre se préoccupe bien davantage de la vie que de la mort. Spinoza s’inscrit ici dans la lignée épicurienne du carpe diem et non dans celle de Montaigne pour qui philosopher, c’est apprendre à mourir.

Prudence

L’homme libre « manifeste une vertu aussi grande à éviter les dangers qu’à les affronter ». Il n’est pas un héros au sang chaud prompt à se battre avant de réfléchir aux conséquences de ses actes. La devise de Spinoza, Caute, inscrite sur une chevalière qu’il utilisait comme sceau pour marquer son courrier, signifie d’ailleurs en latin: prudence, vigilance.

Lorsque nous sommes submergés par la colère, une grande force interne est nécessaire pour générer un affect actif qui lui est opposé, et donc éviter d’agir impulsivement en engendrant des conséquences encore plus néfastes. Cette force lucide qu’on peut comparer à la phronesis aristotélicienne (un mélange de prudence et desagacité) est pour Spinoza infiniment supérieure à ce qu’il nomme l’audace aveugle

Les relations de l’homme libre avec autrui

Spinoza opposait précédemment la figure idéale de l’homme libre avec celle de l’esclave ; l’esclave est à présent identifié à ignorant. Et, affirme-t-il, « l’homme libre au milieu des ignorants se méfie de leurs bienfaits ». La prudence lucide évoquée plus haut lui enjoindra cependant à veiller à ne pas paraître ingrat à leurs yeux, afin de ne pas subir leur colère.

L’homme libre et rationnel reconnaît en revanche ses pairs, et les valorise à la hauteur de l’utilité qu’ils représentent pour lui. 

Si la tentation de l’isolement du sage paraît découler naturellement de l’écart qui existe entre lui et la foule des ignorants, la dernière proposition du livre 4 affirme au contraire qu’il est davantage libre dans la cité où il vit et dont il accepte les lois communes que dans un repli solitaire où il n’obéit qu’à lui-même.

Paradoxalement donc, Spinoza considère que nous sommes plus libres à nous efforcer d’affirmer notre puissance au milieu des autres, malgré les obstacles qu’ils représentent pour nous dès lors qu’ils ne sont pas conduits par la raison, et à respecter les lois de la cité, qu’à nous mettre à l’écart du monde. 

Olivier Gustin