Le Dieu de Spinoza, saison 1

Où l’auteur évoquera l’expérience d’apprenti chrétien en culotte courte, ballotté entre espoir et crainte, qu’il vécut durant son enfance. Où des conjectures seront émises à propos de la foi des êtres humains en un Dieu qui interviendrait dans leurs affaires. Où le lecteur sera respectueusement amené à s’interroger sur les croyances religieuses, dans un esprit d’analyse rationnelle, pour mettre en lumière une question toujours d’actualité : la foi et la raison font-elles bon ménage ? Où l’on aboutira à une ultime interrogation: si l’on émettait quelque réserve à l’égard des religions de la parole révélée, aurait-on néanmoins le droit de s’interroger sur ce quelque chose qui semble excéder le cadre somme toute étroit de nos existences d’êtres humains? Où l’on s’apercevra que Spinoza semble répondre à cette question par l’affirmative.

Préambule

L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.

A la messe

Enfant, j’ai passé d’innombrables heures sur les bancs d’une église. Le dimanche matin, avec mon père et mes frères, nous prenions la direction de Saint Vincent, l’imposant édifice néobyzantin de mon quartier. Le jeudi matin, avant l’école, on s’y rendait de nouveau avec les cent-vingt élèves de l’école primaire de Saint Ambroise. Nous prenions place sur les bancs, dociles, alignés comme des poulets en batterie, et recevions notre pitance théologique hebdomadaire.

En surplomb de l’autel, cloué sur une croix, un Jésus de type européen qui n’exhalait que souffrance et tristesse nous écrasait de tout le poids du sacrifice auquel il avait consenti pour notre salut.  

La liturgie battait son plein. Il m’arrivait de servir la messe, de lire des intentions. Nous chantions des cantiques, nous faisions des signes de croix et des génuflexions. Le son de l’orgue et le parfum de l’encens emplissaient l’atmosphère. Parfois aussi, on se filait des coups de coude, on se grattait dans le nez, on était pris de fous-rires incontrôlables pendant que le prêtre récitait avec un lyrisme un peu robotique une parole stéréotypée, ponctuée d’Amen et d’Alléluiah, mots auxquels nous ne comprenions à vrai dire pas grand-chose. 

Après avoir mangé un morceau de corps du Christ, on nous parlait de Paul (le converti zélé), de Judas (le traître qui donnait des bisous), de Job (le pauvre hère), d’Abraham (le messager dévoué), de Marie-Madeleine (l’humble prostituée), de Ponce Pilate (le méchant qui se lavait les mains), et de tous les autres personnages hauts en couleur des textes sacrés. On nous parlait d’eau transformée en vin, d’un fleuve qui s’écarte pour céder le passage à un peuple en exil, d’un homme mort qui revient à la vie. On nous parlait de la Trinité (mes frères avaient peur de la Trinité; ils n’osaient pas passer seuls dans le couloir de notre maison parce que, pour une raison qui m’échappe, ils pensaient que la Trinité s’y trouvait, et qu’elle leur voulait du mal). En somme, on nous parlait de faits invraisemblables, qui nous étaient assénés sans autre forme d’explication. Mais non sans quelques entailles à la raison.

Crainte, ennui et frangipane

Globalement, ces souvenirs s’associent dans ma mémoire à un puits d’ennui sans fond. Les secondes paraissaient des heures. Nous n’attendions qu’une chose: le moment où le curé prononcerait la sentence finale (« Allez en paix »), pour pouvoir vivre à nouveau. Ce que nous retenions de ces épisodes? Absolument rien. Je ne suis pas sûr qu’une quelconque information parvenait jusqu’à notre cerveau. Concrètement, nous apprenions à éteindre toute forme de réflexion, à recevoir et accepter une morale transcendante sans poser de question – une forme de gavage mental, en somme. Le message nous passait complètement au-dessus de la tête.

Cacciata dei progenitori dall’Eden – Masaccio, 1425

Je me souviens avoir prié, à l’âge de dix-onze ans, à genou devant mon lit, parce que j’avais échoué à un contrôle et que j’espérais que ma cote se modifie miraculeusement avant que mes parents l’apprennent. J’invoquais Dieu pour qu’il me tire d’affaire. Devinez quoi? Ça ne s’est pas produit. Je percevais vaguement qu’une prière ne servait strictement à rien, néanmoins existait en moi un complexe d’espoir et de crainte (n’est-ce pas le propre de l’être humain?) qui m’engageait à m’adresser à cette hypothétique oreille bienveillante qu’on nous avait présentée comme notre Seigneur. 

Côté espoir: Dieu était censé arranger tous mes bidons, car il était Amour infini, et n’aurait donc pas pu permettre que je demeure plus longtemps dans l’état de tension dans lequel je me trouvais. Côté face, une forme de crainte de l’athéisme subsistait de façon latente; après tout, on m’avait appris que l’ombre du péché planait au-dessus de moi – de l’être humain en général. Nous avions fauté, nous étions définitivement fautifs, c’était inscrit dans la constitution de chacun avant même sa naissance, depuis le péché originel d’Adam et Eve.

Dieu, à défaut de répondre à nos prières, nous punirait sans doute pour notre orgueil, notre luxure, notre insuffisance… Les adultes devaient forcément avoir raison à un certain point; une menace pesait, un châtiment était à redouter. Crainte et espoir sont intimement liés dans la foi, et il est permis de penser que la crainte supplante le plus souvent l’espoir.

Cursus traditionnel

Après avoir été baptisé, j’ai fait mes classes comme il en était l’usage catholique: première communion, seconde communion. Si je ne me trompe pas, il doit y avoir eu une confirmation à un moment donné, mais je ne me souviens pas exactement de ce que j’ai confirmé. Les souvenirs que j’en garde ne sont pas de l’ordre de la révélation, de la lueur dans la nuit; aucune épiphanie ne s’est jamais produite chez moi ni chez personne que je connaisse, en dépit de tous les efforts des représentants du Christ dont nous avons croisé la route.

Glucide et volupté

Mes souvenirs sont plus terre-à-terre; je n’ai pas oublié par exemple ce moment un peu embarrassant où je m’étais retrouvé seul dans un bosquet avec Marie (oui, Marie), cette fille de mon âge dont j’étais un peu amoureux, lors d’un week-end de préparation à la communion. Il était tacitement convenu que c’était le moment où nous nous embrasserions pour la première fois, mais ce moment venu nous avons juste écarté quelques pommes de pin du bout de nos chaussures, bredouillant quelques mots, évitant de croiser nos regards, et ça s’est terminé là.

Je me souviens également des frangipanes le mardi en fin d’après-midi chez ma maman catéchiste, c’était juste après la piscine (je crevais de faim). Ces frangipanes étaient à n’en pas douter un véritable cadeau du ciel, le seul qui possédait une certaine réalité pour nous.

Et vous, vous y croyez?

Peut-être vous arrive-t-il d’entonner des louanges sur le banc d’une église, de prier à genoux, tourné vers la Mecque, de psalmodier dans une synagogue. Si tel est le cas, Spinoza vous dirait que vous avez mis votre intelligence rationnelle (votre raison) en veille, battue en brèche par cette question: que vaut mon intelligence face à la parole de Dieu? Il dirait que le Dieu que vous invoquez est étranger à toute forme de rationalité. Il n’est pas le fruit de la méthode géométrique abordée au chapitre précédent, il est à la rigueur le fruit d’un pari pascalien, et Pascal, le mathématicien, était bien placé pour faire la différence entre une croyance et une certitude. 

Le pari pascalien consiste en ceci: aucune preuve ne peut être apportée à l’existence de Dieu, mais aucune preuve ne peut non plus être apportée à son inexistence; Pascal affirme que nous avons dès lors tout intérêt à parier qu'il existe, car si ce n'est pas le cas, ça ne changera absolument rien à quoi que ce soit, et si Dieu existe: Bingo, nous avions vu juste.

Comme Pascal, faisons nous aussi un pari concernant votre foi, sur base de considérations statistiques: 

Si vous croyez en Dieu, la raison initiale est sans doute à chercher dans l’influence de vos relations extérieures davantage que dans un message divin qui aurait été délivré directement dans votre cœur. Vous avez probablement, comme plus ou moins 80% des croyants, hérité de la croyance de vos parents. Si ce n’est pas le cas, c’est l’influence de celle d’ami(e)s ou d’êtres humains dont vous jugez qu’ils/elles vous ressemblent, ou à qui vous souhaiteriez ressembler qui est à supposer.

Propagation

C’est un fait: les croyances circulent au sein des populations, tout comme les émotions (c’est le cœur du livre 3 de l’Ethique de Spinoza), les langues ou les virus. À travers l’histoire, elles naissent, se propagent en flux et constituent des foyers, elles mutent ou elles s’éteignent. Animisme, fétichisme, polythéisme, monothéisme: ces positions spirituelles, couplées à des pratiques cultuelles, ont sans doute un siège initial commun, puis se sont ramifiées et différenciées au cours de l’histoire.

Comme beaucoup d’autres choses, les croyances ont tendance à se propager

Identification sociale

Peut-être croyez-vous en Dieu parce que vous avez été séduit à posteriori par un espoir d’apaisement. La confusion, les questionnements se sont faits plus discrets, vous procurant un apaisement sans lequel votre vie serait plus difficilement supportable. Des réponses ont été apportées, qu’importe si ces réponses prétendument universelles sur la condition humaine varient en fonction de la communauté d’humains à laquelle vous appartenez. La mécanique de l’identification sociale nous pousse en effet à penser que la communauté d’humains à laquelle nous appartenons est plus proche de la Vérité que les autres communautés d’humains.

Figures d’autorité

Vous n’avez probablement pas lu la Bible, ni le Coran, ni la Torah, les textes sur lesquels repose votre foi; tout au plus en avez-vous entendu parler. On vous a inlassablement répété les mêmes extraits de récits mythologiques séculaires, dans lesquels la parole réconfortante et le miracle font contrepoids à la souffrance inhérente à l’espèce humaine, et quelque chose au fond de vous ne parvient pas à y adhérer complètement, car au fond vous n’avez jamais assisté à un miracle et vous pressentez confusément que vous n’y assisterez jamais. Mais certaines figures d’autorité vous ont convaincu, c’est leur boulot, de ne pas trop y réfléchir. Ils vous ont convaincu par la force de leur charisme et par le poids de la tradition, jamais par la rationalité de leurs arguments, d’accepter comme Vérité un Verbe transmis à un mystique éclairé, quelque part au Moyen Orient, il y a des centaines d’années. 

Personnellement, votre dieu ne vous a rien révélé du tout. Lorsque vous lui avez adressé des prières, jamais il ne vous a répondu. Alors, vous cherchez des signes ; parfois imaginez-vous en déceler, mais la plupart du temps : rien – la même limonade, jour après jour. Qu’importe, car ce qui compte réellement, c’est la force et le soulagement véritable que vous procure le sentiment de communauté. Quoi de plus doux ?

Théologie anthropocentrique

Vous en êtes convaincu : votre dieu vous ressemble. Il pense, il veut, il se fâche. Lorsque tout va mal, vous vous dites que votre dieu a d’autres chats à fouetter que de régler les problèmes des gens, ou mieux : qu’il en a décidé ainsi. Car comme vous-même, il a le pouvoir de décider, mais à la différence de vous-même, il prend toujours les bonnes décisions – les décisions justes, les décisions conformes à son plan. Oui, votre dieu a un plan, et vous en faites partie, ainsi que votre famille, vos amis, ceux qui partagent votre foi et puis, finalement, tous les autres aussi, parce que votre dieu est magnanime. Ce qui vous est promis n’est ni plus ni moins qu’une éternité de joie continue et souveraine. Comment y résister, même si cette éternité débutera à votre mort ? 

Bien Vs Pas bien

Votre dieu est bon. Il sait ce qui est bon pour vous, ce qui est bon pour tous les êtres. Il sait également ce qui est mauvais ; il l’interdit alors formellement – mais jamais directement (vous avez remarqué ?) ; il en charge ses émissaires, les garants de sa parole. En cas de transgression, il vous condamne – à quoi exactement ? C’est peu clair.

Spinoza a tôt fait de dénoncer notre rapport à Dieu et le système théologico-politique rigide qui en découle, qui relève selon lui de l’ignorance, voire du délire généralisé. Il l’a, comme vu précédemment, payé chèrement, à une époque où le fait d’émettre la moindre réserve à ce propos vous conduisait au bûcher sans autre forme de procès. 

Peut-être, comme Pink Floyd le suggérait, n’avons-nous pas besoin de ce type d’éducation

Sur base de mon expérience personnelle et de la lecture de Spinoza, j’en suis venu à considérer la religion de la parole révélée comme radicalement étrangère à la rationalité. C’est une entreprise qui me semble être, dans la forme que je viens d’aborder, absolument périmée, mais qui se perpétue pourtant génération après génération, à large échelle, avec une tendance de fond qui, à l’échelle de la planète, ne semble pas fléchir. En outre, elle constitue à mon sens  un facteur de désunion davantage que de concorde entre les êtres humains, tant et si bien que le mot Dieu a longtemps été assimilé dans mon esprit à un épouvantail dont je devais me méfier. 

Oui, mais…

Il n’en reste pas moins qu’il est permis de trouver la parenthèse de vie qui nous est accordée par la nature d’une mystérieuse beauté qui dépasse le cadre parfois cruellement étroit de nos considérations quotidiennes. Une mystérieuse beauté qui se confond avec quelque chose de plus grand qui doit entrer en ligne de compte dans notre appréhension du monde. Ce quelque chose, c’est à mon sens le Dieu de Spinoza, celui qui habite l’Ethique de la première à la dernière page, qui s’en rapproche le plus. 

De nouvelles informations surprenantes sur le Dieu de Spinoza sont à découvrir lors du prochain article.

Olivier Gustin

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