Le Dieu de Spinoza, saison 2

Nous continuons notre exploration de l’Éthique de Spinoza. Après avoir abordé le rôle des définitions et présenté la méthode géométrique sur laquelle se fonde le texte, nous avons découvert au chapitre précédent ce que le Dieu de Spinoza n’est pas : une entité anthropomorphique qui décide, juge et condamne. Il n’est pas celui qui créa le monde par le pouvoir de sa volonté souveraine, et encore moins celui qui créa l’homme à son image. Voyons maintenant ce que le Dieu de Spinoza est.

© Stéphane Guisard

Préambule

L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.

Pan !

Si Dieu est au cœur même de la pensée spinoziste -vous commencez à le comprendre – il est envisagé d’un point de vue radicalement différent, exempt de superstition et de la religiosité qu’il est coutume de lui associer depuis des millénaires. Le Dieu de Spinoza est un tout qui se produit en structures (vous, moi, vos pensées, les miennes, les étoiles et tout le reste). Il est tout ce qu’il y a dans l’univers ; on qualifie généralement la conception de Dieu de Spinoza de panthéiste (pan signifiant tout en grec ancien). 

Science friendly

Le Dieu de Spinoza peut être considéré comme compatible avec le cadre déterministe de la pensée scientifique. Einstein s’est d’ailleurs déclaré à plusieurs reprises proche de la pensée de Spinoza.

« Je crois dans le Dieu de Spinoza qui se révèle dans l’harmonie ordonnée de ce qui existe, et non dans un Dieu qui se préoccupe des destins et des actions des êtres humains »

Albert Einstein, New York Times, 25 avril 1929

L’ensemble de toutes les choses (ou encore: un être infini) tel que Spinoza le définit au début de l’Éthique est semblable au point, à la ligne, à la surface des définitions d’Euclide ; on peut tout simplement le concevoir. Tout le monde peut concevoir une telle abstraction – tout le monde peut s’entendre là-dessus. Il nous reste ensuite simplement à lui adjoindre un mot ad hoc : pourquoi pas Dieu ? Ca sonne pas mal, Dieu, mais si vous préférez donner un autre nom à l’ensemble infini de toutes les choses, vous pouvez tout aussi bien l’appeler le monde, le tout, l’univers, Patrick, [a ; z]  ou ∞. Ce qui importe est de le dissocier du dieu tel que présenté par les catéchismes religieux de toutes obédiences. 

Le Dieu de Spinoza est une très concrète abstraction ; une unité à partir de laquelle il faut débuter son raisonnement pour comprendre le monde dans sa multiplicité. Cette manière d’envisager le monde est désignée par Spinoza comme sub speciae aeternitatis – dans la perspective de l’éternité. Ce qu’il nous engage donc à faire est de considérer le monde non plus de notre point de vue ego et anthropo centré, mais de celui de Dieu. Rien que ça. Autrement dit, à partir du tout (dit éternel) plutôt que de ses parties (dites appartenir à la durée, c’est-à-dire finies dans le temps).

Dieu, c’est-à dire la nature 

Dans un des passages les plus célèbres de l’Ethique, Spinoza écrit : « Dieu, c’est-à-dire la nature ». Il s’agit pour lui d’une seule et même chose. La philosophie de Spinoza s’inscrit dans un cadre dit naturaliste. Il n’existe rien de «pas naturel». Si ce n’est pas naturel, c’est que ça n’existe pas. Il n’existe rien non plus de « pas parfait ». Si ça existe, c’est parfait. Je suis parfait, vous êtes parfait, et il n’existe rien ni personne de plus parfait que vous ni que moi. Si vous estimez qu’il existe une perfection objective des choses c’est que vous nagez dans les eaux troubles du platonisme. Et si vous jugez être à même de distinguer ce qui est parfait de ce qui est imparfait, vous vous considérez alors comme une sorte d’étalon de la perfection. Dans les deux cas on ne peut rien faire pour vous : vous avez tort (dixit Spinoza). 

Oui, cette chose étrange est elle aussi parfaite

Comme vous faites, vous aussi, partie de la nature, Dieu est vous et vous êtes une partie de Dieu. Fait remarquable, et quelque part rassurant: cela ne change absolument rien à ce que vous êtes. Cela ne vous investit d’aucune mission. Vous êtes toujours le même individu qui navigue tant bien que mal sur les flots tumultueux de notre ère hypermoderne. En revanche, il s’agit d’un changement de perspective radical sur la conception de Dieu, donc du monde. 

Der Wanderer über dem Nebelmeer, Caspar David Friedrich, 1818

Substance, attributs, lois, modes

Rentrons maintenant, sans trop nous y attarder, dans des considérations un peu plus techniques mais indispensables dès lors qu’on désire comprendre le vocabulaire utilisé par Spinoza pour construire son système.

On prend sa respiration… on plonge :

Substance

Pour illustrer ce qu’il entend par substance, Spinoza utilise une métaphore : celle de l’eau. On peut certes la stocker dans des mégabassines, la mettre en bouteille, la verser dans des gobelets, mais elle n’en restera pas moins en elle-même un tout indivisible: l’eau.

Au fondement existe nécessairement un tout infini, unique, indivisible, qui correspond à la réalité dans son ensemble, que Spinoza nomme dans un premier temps substance.

La substance est une notion qui traverse l’histoire de la métaphysique depuis Aristote jusqu’à la théorie contemporaine du super-substantialisme (qui peut à certains égards être rapprochée de la pensée de Spinoza – j’y reviendrai dans un article ultérieur). Assez rapidement, Spinoza identifie cette substance unique et infinie à Dieu, terme qu’il emploiera tout au long de l’Éthique.

Attributs

De ce Dieu/substance, nous autres, êtres humains, pouvons appréhender deux attributs que Spinoza, dans la lignée de la tradition scolastique médiévale, nomme pensée et étendue. En Dieu, il existe une infinité d’attributs, mais seules l’étendue et la pensée nous sont accessibles. Ces deux attributs ne sont pas distincts de Dieu ; ils sont Dieu lui-même, tel qu’il se manifeste à nous, c’est-à-dire comme chose pensante et chose étendue. 

Pensée et étendue correspondent à ce qu’on pourrait nommer matière mentale et matière physique. Affirmation un peu déroutante au cœur de la philosophie de Spinoza : si le monde est matière physique infinie (jusqu’ici tout va bien) il est également pensée infinie (on nage là dans des eaux plus troubles). En Dieu, pour Spinoza, toutes les choses et événements qui existent physiquement existent aussi sous forme de pensée . Même si aucun être humain ne les pense, elles ont une réalité au sein de la chose pensante (ou encore: l’entendement infini – voir chapitre suivant) qu’est Dieu. A chaque portion de matière physique correspond pour Spinoza une portion de matière mentale.

Jusqu’à présent, donc : Substance = Dieu = attributs. Ensuite, de ce Dieu/substance/attributs, Spinoza dit qu’il est à la fois nature naturante et nature naturée. 

Nature naturante et nature naturée

Côté nature naturante, il est une gigantesque usine de production, et peut de ce fait être considéré comme la cause première de chaque chose qui existe. Son essence consiste en une puissance infinie de production. Il n’a pas vraiment le choix de faire autrement que de (se) produire, ni la possibilité de (se) produire autrement que ce qu’il fait. Dieu n’agit (= ne produit) en aucun cas selon un libre décret de sa volonté.

Côté nature naturée, il est en même temps effet; il est toutes ces choses produites par sa nature naturante, ces choses qui existent dans le monde et qui interagissent entre elles. Le Dieu de Spinoza prend forme(s) d’une façon bien précise ; jamais de manière aléatoire mais au contraire en obéissant, comme nous l‘avons vu, à une stricte nécessité qui répond à des lois qui lui sont internes: ce sont les lois de la nature. 

Théâtre des Machines – Agostino Ramelli, 1588

Une infinité de modes

Alors que Dieu est infini, toutes les choses qui le composent sont dites finies, c’est-à-dire limitées par d’autres choses. Tout ce qui existe peut être considéré comme une particularisation de la substance infinie qu’est Dieu en une expression de ses attributs que sont la matière physique et la matière mentale. Toute chose particulière produite en Dieu est appelée dans le lexique spinozien un mode (Dieu se modifie), et tout mode fait partie de la nature naturée.

Non, on ne parle pas de cette mode-là. En revanche, cette mannequin est elle-aussi un mode de Dieu

Les modes se comportent dans la nature conformément à des lois inhérentes à Dieu, et non, pour rappel, à une supposée volonté de celui-ci. Ils deviennent partie intégrante du tissu causal et prennent le relai de la productivité divine; autrement dit ils deviennent eux-mêmes cause et effet, ils engendrent d’autres modes ou au contraire en détruisent, entretenant ainsi la dynamique du monde. 

Ainsi, selon Spinoza, bien que Dieu soit à l’origine (cause première) de toutes les choses qui composent le monde, tout événement est explicable par des causes immanentes, jamais transcendantes. Si vous abattez un marteau sur votre pouce plutôt que sur le clou, aucune volonté de Dieu n’est en cause, mais bien un ensemble de facteurs appartenant à la nature naturée, au monde foisonnant des modes, qui obéit aux lois de la nature. Qui plus est, tout ce qui compose la nature naturée est potentiellement intelligible par un entendement; dès lors qu’on accepte que tout ce qui advient obéit au principe de causalité, il nous faut comprendre les choses par leurs causes. 

Enfin, les modes n’ont pas assez d’autonomie pour agir librement et s’extraire du déterminisme implacable qui est à l’œuvre au sein de la nature naturée. Il n’existe donc aucune contingence dans la nature selon Spinoza; tout est absolument déterminé à exister et à opérer d’une certaine manière. Le tout est de savoir si la détermination est interne (on peut parler d’autodétermination), ou externe (Spinoza dit alors d’une chose qu’elle est contrainte).

On résume

Dieu/substance/attributs est à la fois:

  • puissance de production : nature naturante
  • toutes les choses produites : les modes, qui sont la nature naturée 
  • le système de lois par lequel se constituent et interagissent entre eux ces modes (lois de la nature).

Dieu obéit, certes, mais il obéit à une nécessité intrinsèque (ses propres lois) et non extrinsèque, ce qui correspond à la définition de la liberté que Spinoza formule au début de l’Ethique, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

« Si vous croyez en la science, comme moi, vous croyez qu’il existe certaines lois qui sont toujours respectées. Si vous voulez, vous pouvez dire que les lois sont l’œuvre de Dieu, mais c’est plus une définition de Dieu qu’une preuve de son existence.

Stephen Hawking interviewé par Roger Highfield dans The Telegraph en 2001

Nécessité, Causalité

Votre personnalité, pour prendre un exemple, est elle-même un mode, une partie de Dieu structurée par un ensemble de facteurs tels que votre bagage génétique, l’ensemble des expériences que vous avez vécues, votre environnement social, l’époque à laquelle vous vivez, etc. Vous n’êtes pas qui vous êtes par hasard, pas plus qu’un caillou ou un nuage n’est tel qu’il est par hasard. Objets, processus, événements, situations ; tout est structures déterminées – qui plus est : structures dynamiques, c’est-à-dire en perpétuel mouvement évolutif.

Un dé ne retombe jamais par hasard sur le 6 ; il affiche le 6 parce qu’il a scrupuleusement obéit aux lois du mouvements des corps telles que découvertes (perçues) par Newton à la même époque que Spinoza. 

Bien que tout cela puisse sembler couler de source à notre époque familière des avancées scientifiques qui impactent directement notre quotidien, il faut se replacer dans le contexte du 17eme siècle pour mesurer ce que l’affirmation de Spinoza, selon laquelle ce qui advient n’est pas du ressort de la volonté de Dieu mais d’un principe auquel Dieu lui-même est en quelque sorte soumis, avait de subversif. Pour autant, on peut se demander jusqu’à quel point la perspective scientifique fait autorité dans la conception du monde de l’individu lambda contemporain, tant semble se manifester chaque jour davantage la résurgence d’une certaine forme d’obscurantisme.

Le monde selon Spinoza est donc une vaste mise en œuvre du principe de cause à effet. Il n’existe absolument rien qui échappe au tissu causal. La contingence n’existe que dans l’imagination des êtres humains, au même titre que la supposée volonté de Dieu. Le monde est une trame indivisible d’événements reliés entre eux par le principe de causalité. Tout ce qui se produit obéit à une nécessité. En d’autres termes – c’est une thèse centrale du spinozisme – tout est déterminé, de vos désirs et vos raisonnements jusqu’aux mouvements des atomes et des astres. Il n’existe aucune chose, aucun événement qui ne répond pas à une forme de nécessité. Toujours, nous pouvons dire : si A, B, C, alors D, ou encore : si D, c’est parce que A, B,C. Et si nous ne pouvons pas le dire, ce n’est pas que la relation de cause à effet entre A,B,C et D n’existe pas, c’est simplement parce que nous ne sommes pas capables, en tant qu’êtres à l’intelligence somme toute limitée, de la percevoir. C’est une thèse radicale. Oui, Spinoza est radical, aucun doute là-dessus. 

Olivier Gustin