Spinoza se montre volontiers offensif (et même offensant pour certains, si l’on en juge par l’exclusion définitive de la communauté séfarade qu’il subit en 1656) à l’égard de ceux dont il dénonce l’ignorance. Il vise en réalité la majorité des êtres humains, dont la vie se déroule selon lui sous le régime de l’imagination plutôt que celui de l’entendement. Spinoza nous engage résolument à développer notre intelligence – c’est un conseil plus que jamais d’actualité, à une époque où nous tendons à la déléguer à des processeurs informatiques.

Préambule
L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.
Entendement Vs imagination
La distinction entre entendement, c‘est-à-dire intelligence rationnelle, mathématique, scientifique, et imagination, qu’on peut assimiler à un jugement défaillant inhérent à la condition humaine, traverse l’œuvre de Spinoza de part en part.

Comme vu lors du précédent article, le monde (Dieu) est un vaste système régi par le principe de causalité. Dans ce monde, chaque chose, c’est-à-dire chaque mode appartenant à la nature naturée, est à la fois cause et effet. Les événements sont provoqués et provoquent eux-mêmes de nouveaux événements, selon un système de lois totalitaire et immuable. Tout, absolument tout, est impliqué dans un maillage causal; dans le vocabulaire de Spinoza, cela veut dire que tout obéit à la nécessité.
Il est nécessaire que le monde soit exactement tel qu’il est en ce moment même; il n’aurait pu en être autrement, en vertu des chaînes causales qui l’ont constitué, aussi innombrables soient-elles. Cela implique deux choses: le monde est parfait tel qu’il est, et le hasard n’existe pas.
Et donc…
Ceci étant posé, l’entendement est chez Spinoza le régime mental qui perçoit adéquatement d’une part les lignes causales qui déterminent les événements, et d’autre part l’essence des choses. L’imagination est celui qui les perçoit inadéquatement. Alors que l’entendement ne peut penser que ce qui est, l’imagination s’aventure dans les contrées plus douteuses de ce qui n’est pas et ne peut pas être.
Entendement
L’entendement est le comparse de la raison; il voit juste (ou entend juste, si vous préférez), perçoit les choses telles qu’elles sont réellement. Il forme des idées vraies, qui nous apparaissent comme claires et distinctes. L’entendement a donc raison, et lorsque nous avons tort, c’est que nous sommes victime de notre imagination. L’entendement selon Spinoza s’inscrit dans le cadre de ce qu’on a parfois désigné du terme barbare de parallélisme ontologique-épistémologique: il conçoit les choses (épistémologie) telles qu’elles sont (ontologie).
Imagination
L’imagination est quant à elle une perception erronée des relations entre les choses qui entraîne l’élaboration de fictions (idées inadéquates) à propos du monde. Elle n’est pas pour autant à proscrire définitivement ; elle demeure en effet indispensable à notre expérience du monde, et au fonctionnement et au développement de notre entendement. Elle est notre porte d’entrée sur l’expérience de la nature naturée.

Fight Club
Il existe autant d’imaginations, autant de façons de concevoir le monde inadéquatement, qu’il existe d’êtres humains. L’imagination est dès lors source de conflit, qui contribue lui-même à notre mal-être. On le sait maintenant, Spinoza n’est pas un chantre de l’imagination créative débridée, mais au contraire celui d’une forme pure de rationalisme. Et la norme de la vérité est, rappelons le, la mathématique.
Au contraire de l’imagination, l’intelligence rationnelle révèle les principes sur lesquels tous ceux qui en font usage peuvent s’accorder. Elle est à cet égard source de concorde entre les êtres humains qui en font preuve.

Un projet de société exclusivement fondé sur des individus purement rationnel est-il souhaitable? On est en droit de se le demander. L’éminent William James a tendance à penser le contraire – c’est une question sur laquelle je reviendrai dans un article ultérieur.
Et alors?
L’enjeu de l’Ethique est précisément de renverser en nous le rapport imagination/raison. Il vise à nous extraire progressivement du bourbier confus de l’imagination pour accéder à une compréhension du monde à même de nous procurer, sinon une liberté totale, au moins une marge de manœuvre accrue et, in fine, davantage de joie. Car, au cœur de ces considérations métaphysiques, il ne faut jamais perdre de vue – c’ est peut-être le plus difficile lorsqu’on aborde L’Ethique – la finalité de la philosophie de Spinoza est: que faire pour vivre plus heureux?
Entendement infini

Chez Spinoza, une notion à la fois fondamentale et singulière s’inscrit dans sa conception de Dieu et de la substance : l’entendement infini . On peut d’emblée convenir qu’elle cadre mal avec le paradigme physicaliste contemporain, qui rejette explicitement l’existence d’entités ou d’attributs non physiques.
Mais qu’est-ce donc?
L’entendement infini désigne chez Spinoza une forme d’intelligence ou de pensée universelle et infinie qui appartient à Dieu et qui est à l’origine de toutes les idées. L’entendement infini découle directement de l’attribut pensée ; c’est la faculté de Dieu à concevoir toutes les idées de manière parfaite et éternelle. Dieu, en tant qu’être infini, contient en lui toutes les idées, à la fois de lui-même et de ce qui découle de sa nature naturante, la nature naturée – chaque mode possède donc son idée dans l’entendement divin (infini).
La substance (Dieu) se donne à elle-même une infinité de structures : toutes celle qu’un entendement infini peut concevoir. L’entendement de Dieu est donc en réalité la cause des choses – de leur essence et de leur existence.
Et nous?
Nous autres, êtres humains par nature limités, qui appartenons (pour rappel) au champ des modes, ne pouvons connaître adéquatement qu’une partie des choses. Nous ne serons jamais en mesure d’appréhender l’infinité des rapports entre elles, ni les essences de ces choses telles qu’elles existent objectivement dans l’entendement divin. Néanmoins, tout est selon Spinoza potentiellement intelligible; c’est le principe rationaliste sur lequel est fondé sa philosophie.
Qui plus est, notre psyché est une partie de l’entendement infini lorsqu’elle perçoit les choses adéquatement. On peut donc dire que l’idéal spinozien de compréhension du monde est en fait une invitation à intégrer toujours davantage l’entendement infini; à chaque fois que nous comprenons adéquatement quelque chose, nous nous en rapprochons d’un pas.
Perception

L’intelligence rationnelle (l’entendement) percevrait donc des choses. Spinoza le répète à plusieurs reprises ; l’intelligence perçoit. Spontanément, la perception est une faculté que nous associons à notre sensibilité et non à notre rationalité – c’est par les sens que nous percevons le monde, que nous le voyons, le sentons, le touchons, le goûtons et l’entendons.
Pourtant, c’est le terme que Spinoza utilise pour désigner la façon dont l’intelligence opère. Est-ce à dire que notre intelligence serait, elle aussi, une sorte de sens, qui percevrait ces choses invisibles, inodores, incolores, inaudibles et intouchables que seraient les relations de cause à effet? On entre ici dans des considérations techniques qui seraient trop longues à développer dans le cadre de cet article, mais sur lesquelles je me propose de revenir dans un article ultérieur qui établira entre la pensée de Gottlob Frege et celle de Spinoza.
Biais cognitifs
La pensée que Spinoza exprime dans l’Ethique prend régulièrement la forme de la dénonciation, principalement dans les scolies, de ce qu’il nomme les préjugés auxquels nous sommes sujets, qu’on peut identifier aux biais cognitifs, et qui appartiennent indéniablement au régime de l’imagination.
Pour cette raison, il peut être perçu comme un insupportable extrémiste, une sorte de djihadiste de la rationalité qui s’évertue à souligner notre imbécilité intrinsèque et nous engage à vivre dans un effort à première vue surhumain de réforme de notre entendement, afin de le calquer sur la mathématique pure. Spinoza n’est pas funky, on peut en convenir. Il ne nous engage pas à lâcher prise et à nous lancer sur la piste de danse comme si demain n’existait pas.
Et pourtant

On ne peut cependant pas lui retirer qu’il met le doigt sur un fait que nous ne pouvons pas ignorer: nous nous trompons très régulièrement dans nos croyances et assertions, aveuglés que nous sommes par des schémas mentaux inscrits au cœur de notre constitution corporelle, cognitive et émotionnelle. Les biais cognitifs sont aujourd’hui bien documentés, ce qui tend à donner raison à Spinoza sur ce point. Et c’est précisément parce que nous nous trompons que nous sommes selon lui en proie aux tourments de l’âme, que vous connaissez probablement aussi bien que moi.
Finalement, le problème n’est pas que nous ne réfléchissons pas assez, c’est plutôt que nous réfléchissons mal. Ce n’est pas une question de quantité mais de qualité. Il nous faut donc opérer un recalibrage de notre grille de lecture du monde, en commençant par percevoir les impasses dans lesquelles cette grille de lecture nous place.
Une conception erronée de Dieu
Le premier biais que souligne Spinoza est, comme vu dans ce chapitre, de confondre la nature divine avec la nature humaine. Selon notre conception spontanément anthropocentrée de Dieu, il serait un grand architecte du réel qui opère en surplomb du monde avec un projet précis (une finalité), un être libre d’agir selon sa volonté et de faire, par exemple, que la somme des angles d’un triangle n’égale pas celle de 2 angles droits.
Spinoza dénonce cette supposée volonté de Dieu comme l’asile de l’ignorance, dans lequel le croyant (en fait: l’ignorant) se réfugie lorsqu’il est incapable de comprendre, c’est-à-dire d’expliquer les causes des événements qui surviennent dans sa vie. Il invente alors à propos de Dieu des fables qui témoignent de cette ignorance. Le Dieu de Spinoza ne possède rien qui ressemble de près ou de loin à de la volonté ; il est en outre erroné de penser – d’imaginer – qu’il agit en vue d’une fin. Une telle conception de Dieu est un terreau fertile pour la superstition, étroitement liée à l’imagination, et entraîne dans son sillage une série d’autres jugements erronés – des préjugés.
Transcendance Vs immanence
Parmi ces préjugés qui découlent de notre mauvaise appréhension de Dieu, il serait un être transcendant, surnaturel. Spinoza affirme au contraire que Dieu n’est pas transcendant à la nature mais est la nature elle-même; une nature sans affects, sans volonté et sans désirs, une nature qui ne s’occupe de rien (et certainement pas des affaires des êtres humains) mais qui se développe selon des lois qui lui sont inhérentes et auxquelles absolument tout est soumis. Le Dieu de Spinoza est dit immanent; il n’opère pas en surplomb, il est au coeur même de tout.
Le refus d’adhérer à une norme transcendante ne doit néanmoins en aucun cas mener au nihilisme, qu’il soit moral ou spirituel. Au contraire, c’est un refus qui ouvre la porte à un autre rapport à la vie et au monde (c’est-à-dire à Dieu), fondé sur la compréhension rationnelle d’une norme immanente, à laquelle un raisonnement calqué sur la rigueur mathématique nous donnera accès.
Culte et interprètes autorisés
Dieu attendrait en outre des êtres humains qu’ils lui rendent hommage à travers un culte et qu’ils évitent de pécher, c’est-à-dire d’agir en contradiction avec sa volonté. Il se met en colère s’il juge le culte que les êtres humains lui vouent insuffisant, et punit alors les êtres humains en les affligeant de maux divers: catastrophes naturelles, maladies…
Dès lors, Spinoza observe qu’il est nécessaire que des interprètes se fassent le relai de la parole et de la volonté divine, car, reconnaissons-le, les règles du jeu sont la plupart du temps opaques, voire franchement ambiguës («Qu’ai-je fait pour mériter une chose pareille?»). Spinoza considère ces interprètes comme des imposteurs et, en quelque sorte, des ennemis de la science.

Ce qu’il dénonce est donc l’établissement d’une institution théologico-politique rigide et autoritaire, fondée sur le triptyque finalisme / superstition / interprètes « autorisés » (on pourrait y ajouter la répression et le prosélytisme). Il s’agit donc de lui substituer une vision de Dieu plus proche de la raison, dont le mètre étalon est la mathématique.
Auto-centrisme : une perspective inadéquate

Derrière ce préjugé anthropocentriste concernant Dieu se cache un problème de perspective: nous sommes spontanément incapables de concevoir le monde qui nous entoure autrement que de notre point de vue singulier.
D’une part nous focalisons spontanément notre attention sur les réalités modales. L’imagination perçoit d’abord la multiplicité ; elle nous fait appréhender le monde à partir des choses singulières qui nous entourent directement.
De plus, nous jugeons d’après notre propre complexion – Spinoza parle de la disposition de notre cerveau – la complexion des autres.
Spinoza nous engage donc à adopter la perspective selon lui adéquate sur le monde ; l’entendement perçoit les choses à partir de la perspective de Dieu. Le début de la raison est le choix de cette perspective adéquate; celle d’un point de vue non plus subjectif mais objectif.
La première étape vers une possibilité de libération est donc de comprendre le concept même de Dieu tel que Spinoza l’entend. C’est à partir de celui-ci que doit débuter une démarche de développement rationnel qui mène au bonheur.
Spinoza mettra en lumière tout au long de l’Ethique d’autres préjugés que partagent les êtres humains gouvernés par l’imagination, à commencer par celui de se penser libres d’agir comme bon leur semble. C’est ce que le chapitre suivant abordera.