Raison et passions chez Spinoza: vers une cohabitation pacifique

Le livre 4 de l’Éthique, qui a mis en lumière notre servitude à l’égard des affects, s’est achevé sur un modèle idéal de l’homme libre ; la raison conduirait ce dernier à poursuivre ses intérêts propres, au milieu de ses semblables. Le livre 5, intitulé « La puissance de l’entendement ou la liberté humaine » a pour objet la mise en œuvre de ce projet éthique, qui vise in fine la béatitude, en tant que liberté de l’âme. Pour ce faire, il s’agira de modifier en nous le rapport de force qui existe entre la puissance de nos idées claires, qui appartiennent au champ rationnel, et celle de nos idées confuses, qui appartiennent au champ de l’imagination. Comme nous allons le voir avec Baptiste Morizot, il ne s’agit pas de dompter nos affects, mais de faire à leur égard preuve de diplomatie.

Préambule – Article #23 de la catégorie Spinoscopia

L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.

Une Ethique difficile

S’il est le plus court, le cinquième livre de l’Éthique est sans conteste le plus difficile à comprendre – en particulier les vingt dernières propositions, qui abordent la science intuitive dont l’observation doit, selon le philosophe hollandais, nous mener à la béatitude. 

Qui peut se targuer d’en avoir atteint une compréhension exhaustive et indubitable ? Outre cette interrogation, se pose la question de la mise en pratique de la dernière étape du projet éthique spinoziste, qui, comme nous le verrons, paraît aussi ardue à comprendre qu’à vivre.

C’est sans doute pour cette raison que le philosophe hollandais précise à la toute fin du dernier livre de l’Éthique :

« Si maintenant la voie dont j’ai montré qu’elle conduit jusque-là paraît bien ardue, il est possible pourtant de la découvrir. Et il faut bien que soit ardu ce qui est si rarement trouvé. (…) Tout ce qui est excellent est aussi difficile que rare. »

Ethique 5, proposition 42, scolie

Nous voilà prévenus (pour ceux qui ne s’en étaient pas encore aperçus) ; nous pouvons maintenant commencer.

Contre les stoïciens et les cartésiens: une libération et non un nouvel asservissement

Tout l’enjeu de l’Ethique est de faire cohabiter en nous la raison et la passion. Dans la préface du livre 5, Spinoza s’inscrit en faux contre la position stoïcienne, endossée plus tard par Descartes, qui consiste à établir un rapport de soumission pure et simple des affects par la volonté. Celui-ci contrevient en effet au principe même de libération. Comme le souligne Pierre Macherey, il ne s’agit pas d’établir en nous un nouvel asservissement, – celui de notre affectivité – mais de « permettre la réalisation naturelle d’une puissance qui se libère et produit naturellement ses propres effets ».

Baptiste Morizot: comment cohabiter avec ses fauves

Baptiste Morizot, philosophe et maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, dans un article d’un hors-série de Philosophie magazine consacré à Spinoza paru au printemps 2016, file une métaphore intéressante qui met en lumière de façon particulièrement pertinente le principe éthique sur lequel Spinoza entend fonder la relation de notre raison à nos affects. C’est à ce texte qu’il consacre le présent article.

IL nous faut viser une cohabitation pacifique entre raison et passion – Justine Tjallinks – Union (Woodland series), 2014

Morizot constate qu’une opposition conflictuelle entre passion et raison conduit inévitablement à la frustration lorsque les désirs sont réfrénés, ou à la culpabilité lorsque la raison est submergée. Cette dichotomie s’est d’ailleurs appliquée également au rapport de notre corps à notre esprit ; le corps, historiquement considéré par une certaine tradition morale comme siège de pulsions passionnelles, se doit d’être maîtrisé (mortifié) par un esprit qui exerce sur lui un pouvoir sans partage. 

Spinoza se place dans une perspective différente:

« Si quelque chose augmente ou diminue, favorise ou empêche la puissance d’agir de notre corps, l’idée de cette chose augmente ou diminue, favorise ou empêche la puissance d’agir de notre esprit »

Ethique 3, proposition 11

La morale du cocher

Pour illustrer ce rapport de domination de notre volonté sur notre affectivité, Baptiste Morizot propose une image: celle du cocher qui se pense contraint de faire obéir ses bêtes à coups de fouet afin qu’elles l’emmènent précisément là où il l’a décidé. C’est ce type de morale, qui s’apparente à du domptage, que les moralistes classiques contemporains de Descartes ont prôné pour soumettre nos affects au diktat d’une raison considérée comme toute puissante et vouée à régner sans partage.

Or pour Spinoza, le clivage qui existe en chaque être humain n’oppose pas la raison aux affects – il ne s’agit pas de deux parties distinctes de l’âme – , mais oppose deux types d’affects par lesquels chaque individu transite alternativement: la joie et la tristesse. Ces derniers se substituent l’un à l’autre ; notre esprit est dans un perpétuel mouvement oscillant qui nous fait passer d’une impuissance à une perfection supérieure, et inversement.

« Ces instances (joie et tristesse) sont deux trajectoires possibles que peut prendre un moi désormais unifié sous le nom de Conatus, ou désir ».

Baptiste Morizot, Philosophie Magazine

Pas de scission de l’âme entre passion et raison donc, mais mouvement oscillatoire entre deux pôles de notre affectivité.

La morale du cocher met en lumière un certain rapport de l’humain à l’animal. Baptiste Morizot fait référence dans son article à André-Georges Haudricourt, ethno-zoologue qui  avançait dans un article de 1962 que les rapports qu’entretiennent les civilisations avec les animaux constituent un modèle des rapports qui prévalent en leur sein même entre les êtres humains.

Action directe positive Vs éthique diplomatique

En domestiquant, depuis la transition néolithique (8000 ACN), bovidés, gallinacés, équidés ou canidés, nous nous sommes inscrits dans une logique du contrôle aveugle du vivant, qu’Haudricourt nomme action directe positive. Celle-ci consiste en une sélection artificielle qui résulte en une « réduction à la médiocrité », par domestication. Un des exemples les plus parlants de cet état de fait étant celui de l’élevage industriel des poulets en batterie.

Dans le prolongement de cette idée, Morizot propose un parallèle entre le traitement que nous réservons au monde sauvage et notre rapport à ce qui s’apparente à notre faune intérieure, c’est-à-dire au foisonnement tumultueux des affects qui prévaut en chaque être humain. Nous sommes à bien des égards plus proches de la culture de l’asservissement et de l’exploitation que de celle de la cohabitation pacifique.

Haudricourt opposait à cette logique celle de l’ « action indirecte négative », qui vise au contraire une connaissance fine des caractères comportementaux des animaux, permettant d’influencer et d’infléchir leur action sans les considérer comme des moyens pour parvenir à nos fins, et afin d’établir avec eux des rapports harmonieux profitables à tous.

Ainsi, Morizot, dans le parallélisme qu’il propose entre affects (le vivant en soi) et animaux sauvages, écrit :

« (…) pour domestiquer les désirs les plus farouches, c’est-à-dire vivre bien avec eux et par eux, il faut les maintenir à l’état sauvage ».

Il faut ainsi absolument s’abstenir de dévitaliser nos affects (de les réduire à la médiocrité) par un autoritarisme excessif de la raison. Le désir est pour Spinoza l’essence de l’homme ; il est puissance par laquelle nous exprimons notre nature. Amenuiser notre désir revient à freiner notre mouvement dans la vie. Il nous faut donc au contraire vivifier nos désirs joyeux.

Une éthologie de soi : compréhension et diplomatie

C’est par ce que Morizot nomme une éthologie de soi – une science du comportement –  que nous y parviendrons. Celle-ci nous enseigne premièrement qu’un animal sauvage ne se réduit pas à une bête féroce. Nos affects se doivent ainsi non pas d’être détruits, mais bien d’être compris, afin d’établir avec eux une cohabitation indispensable et heureuse. Il faut donc, avec nos affects, faire preuve de diplomatie -toute autre approche étant vouée à l’échec.

« La diplomatie avec le vivant en soi et hors de soi est un type de relation qui devient pertinent lorsqu’on cohabite ensemble, sur le même territoire, avec des êtres qui résistent et qui insistent. Des êtres qui, pour autant, ne doivent pas être détruits ou affaiblis outre-mesure, car notre vitalité dépend de la leur. »

Il faut trouver un terrain d’entente avec le loup ou le chimpanzé en soi. Ils sont la façon dont nous réagissons instinctivement à chaque situation – pour le dire autrement : notre rapport au monde transite prioritairement par eux. Il nous faut donc être attentif à leur réaction, la comprendre, et la faire pacifiquement converger avec la direction que nous donnons à notre vie, plutôt qu’entreprendre envers eux un dressage contre-productif.

Ils s’agit de comprendre ses désirs (d’en former des idées adéquates ) à force de les fréquenter, d’en nourrir certains, d’en apprivoiser d’autres, d’établir une relation diplomatique avec chacun d’eux mais jamais de les traiter à coups de fouet, car ils constituent une part de notre humanité qu’il convient de respecter et d’entretenir, au même titre que notre entendement. 

Concrètement, comprendre un affect, c’est par exemple identifier son cycle d’apparition/disparition. Nous sommes parfois en proie à des pulsions; or celles-ci, une fois leur haute intensité initiale dépassée (au bout de quelques minutes), s’estompent inexorablement. Comprendre cet état de fait, c’est parvenir à le gérer rationnellement; nous comprenons qu’il nous faut résister quelques instants à une passion pour ne pas subir ses effets délétères. Parallèlement, nous avons généré en nous un affect de joie authentique qui prendra en quelque sorte le relais au sein de notre esprit.

Une fable amérindienne

Pour illustrer son propos, Baptise Morizot, cite un conte amérindien qui évoque la dualité qui réside en chaque individu, et s’inscrit incontestablement dans le cadre éthique de Spinoza:

« “En tout homme il y a deux loups, dit le vieux sachem. Un noir et un blanc. Le noir est sûr de son dû, effrayé de tout, donc colérique, plein de ressentiment, égoïste et cupide, parce qu’il n’a plus rien à donner. Le blanc est fort et tranquille, lucide et juste, disponible, donc généreux, car il est assez solide pour ne pas se sentir agressé par les événements“ ». 

Un enfant qui écoute l’histoire lui demande : “ Mais lequel suis-je alors ? “

 – “ Celui que tu nourris “ ». 

Tout l’art de la cohabitation entre nos fauves internes consiste donc à savoir quel fauve nourrir prioritairement en nous. Quel fauve sera en mesure de prendre l’ascendant sur les autres, et dans quelle mesure il sera à même de conserver sa position dominante – non pas de despote, mais de patriarche éclairé. 

Quel désir nourrir?

Il s’agit donc de déterminer quel désir nous est vraiment utile, c’est-à-dire favorise notre émancipation, et justifie un investissement de notre réflexion et de notre action. Et, en définitive, d’identifier un désir d’une utilité absolue auquel tout autre désir serait naturellement subordonné.  C’est précisément ici que la rationalité peut – et doit – s’immiscer dans le tissu causal de notre existence.

Nourrir un désir, c’est favoriser sa croissance et son épanouissement, notamment, comme le soulignait Gilles Deleuze, en organisant les rencontres de l’existence pour privilégier celles qui le fortifient, au détriment de celles qui l’affaiblissent. « Connaître l’éthologie du désir, c’est connaître la manière dont les choses nous affectent », nous dit Baptiste Morizot. Ainsi, c’est notre puissance d’exister qui s’en trouve elle-même affectée.

Favoriser, comme nous y engage notre conatus, nos sentiments actifs et positifs, équivaut donc à nous renforcer nous-mêmes. Cela contribue également au renforcement des autres, dès lors que cette augmentation de puissance se traduit en générosité, cette force d’âme que Spinoza évoque dans le troisième livre.

Raison en tant que désir, non en tant que volonté

Et quand bien-même estimerions-nous que, les passions étant trop puissantes pour être apprivoisées, c’est par la volonté que nous en viendrions éventuellement à bout, Spinoza nous a déjà coupé l’herbe sous le pied en affirmant qu’il n’existe rien qui s’apparente à une telle volonté en nous.

La raison ne doit donc pas se confondre avec une volonté de domination (« Maîtrise-toi ! »). Il convient pour Spinoza de désirer rationnellement, en même temps que de désirer être rationnel. Dans le même ordre d’idée, Morizot écrit que « La force de résister à une tentation qui nous coûtera cher est encore un désir, mais un désir sagace. »

Désirer toujours, désirer fort, mais désirer avec discernement; telle est la voie vers la joie robuste qui préside à l’action véritable que prône Spinoza, et à laquelle Morizot donne l’appellation d’éthique diplomatique en tant « qu’art d’incorporer et d’infléchir des habitudes du désir, c’est-à-dire d’influencer l’écosystème des affects lui-même ».

Spinoza affirme que la puissance de l’âme se définit par l’intelligence. Notre bonheur est tributaire d’une saine gestion de notre dimension affective, et celle-ci peut être modulée, canalisée – précisément lorsque nous avons recours à notre intelligence. A l’épuisante fluctuation de l’âme qui résulte des rencontres extérieures fortuite peut succéder en nous une stabilité affective qui constitue une véritable libération, en ce qu’elle favorise notre mouvement dans le monde – l’expérimentation, la jouissance des choses. En d’autres termes : notre puissance d’exister. Tel est l’enjeu du dernier livre de l’Éthique.

Olivier Gustin