Dimension sociale de l’Ethique de Spinoza : vers un altruisme rationnel

Nous avons vu dans les précédents articles que nous sommes en quelque sorte configurés pour rechercher -égoïstement- ce que nous considérons comme nous étant utile. Si notre utilité propre fait office de boussole à nos actions dans le monde, nous déterminant à poursuivre sans relâche la satisfaction de notre insatiable appétit, Spinoza note que « rien n’est plus utile à l’homme que l’homme ». La collaboration entre les êtres humains, qui prend appui sur une raison pacificatrice et partagée, équivaut ainsi à une symbiose des puissances singulières; l’utile propre se confond alors avec l’utile commun.

Préambule – Article #21 de la catégorie Spinoscopia

L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.

Un altruisme rationnel

« Les hommes qui sont gouvernés par la Raison, c’est à dire les hommes qui cherchent ce qui leur est utile sous la conduite de la raison, ne tendent à rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent aussi pour les autres hommes (…) ».

Ethique 4, proposition 2, scolie

N’en déplaise aux tenants d’une morale transcendante qui nous engage à aimer notre prochain comme nous-même au nom de valeurs supérieures et absolues, ou à ceux d’un impératif catégorique nous ordonnant de considérer autrui comme une fin en soi et non comme un moyen de parvenir à nos propres buts, c’est une forme de calcul utilitariste qui fonde l’éthique du rapport aux autres de Spinoza.

La raison nous fait comprendre que le collectif est une nécessité à la satisfaction de nos besoins et in fine à notre survie. C’est donc rationnellement que nous nous engageons à suivre les préceptes de justice, de loyauté et d’honnêteté, car ils sont les garants d’une concorde sociale souhaitable à chacun. 

A l’amour inconditionnel de ses semblables se substitue une volonté d’établir la société pacifiée et solidaire qui favoriserait le bien-être de chacun de ses membres que Spinoza proposera dans ses écrits politiques, notamment le Traité politique.

Éthique sociale

Nous sommes immergés dans un champ composé de choses et d’individus – la nature naturée dans le vocabulaire spinoziste. L’augmentation ou la diminution de puissance que nous expérimentons au contact de ces objets dépend de leur nature ; soit cette nature convient avec la nôtre et la puissance de l’objet ou de l’individu se combine avec la nôtre (principe de composition), soit elle ne convient pas avec la nôtre et c’est un affaiblissement que nous subissons (principe de décomposition).

Ainsi est dite bonne ou utile une chose qui s’accorde avec notre nature. On le sait maintenant: bien et mal sont donc des notions relatives

En ce qui concerne les interactions sociales : en principe, les êtres humains conviennent entre eux par nature. Quoi de plus proche d’un être humain, en effet, qu’un autre être humain ? Dans les faits cependant, il est difficile de ne pas constater une certaine discorde entre les hommes ; c’est pour Spinoza le jeu des passions qui est désigné responsable.

Une raison pacificatrice

Les affects passionnels qui résultent d’une vie vécue sous le régime de l’imagination diffèrent chez les individus, les plaçant dans des positions qui correspondent à des perspectives différentes et souvent incompatibles sur les choses et les événements. Dans la mesure ou passions et idées sont intrinsèquement liées, on comprendra que c’est la raison qui est à même de pacifier la vie sociale. Si tous les individus, par la raison, s’accordent sur un ensemble d’idées vraies, les affects de joie qui en résultent sont à la source de la concorde sociale.

Les êtres humains se conviennent ainsi réciproquement dès lors qu’ils vivent sous la conduite de la raison. La raison engendre des idées qui font l’unanimité des êtres raisonnables, et réalise par-là la convergence de leurs conatus. Spinoza complète donc l’affirmation précédemment posée :

« Il n’y a rien dans la nature qui soit plus utile à l’homme qu’un homme qui vit sous la conduite de la raison en recherchant ce qui lui est véritablement utile. »

Proposition 35, corollaire 1

Inclination naturelle de la raison : la concorde

Spinoza soutient donc que la raison commune, par ce que Gérald Bronner qualifie d’égalitarisme cognitif qui postule que chacun peut penser méthodiquement, engendre un consensus général tacite sur les conduites à observer en société. De la somme des comportements égoïstes guidés par la raison émergerait un ordre aussi spontané que pacifié. 

« (…) de la société commune naissent plus d’avantages que d’inconvénients ».

Ethique 4, proposition 35, scolie

Spinozisme et libéralisme

Est-ce à ceci que mène la recherche débridée de son utile propre? Peut-être – sauf si intervient notre raison

Il existe dans ce propos une proximité apparente avec la doctrine libérale classique concernant les comportements des agents économiques – la somme des intérêts particuliers aboutit à un équilibre du marché profitable à tous. De l’utile propre naîtrait ainsi l’utile commun, par ce que Hayek décrit comme l’émergence d’un ordre spontané. Ou encore, tel que l’exprime Alexandre Matheron : « Que chacun soit un bon égoïste calculateur, et le bien commun sera ipso-facto assuré ».

Cependant, la radicalité rationaliste que prône Spinoza, tout comme le dogme libéral, se heurtent inévitablement à un constat qu’il n’élude pas : 

« (…) il arrive rarement que les hommes vivent sous la conduite de leur raison ; mais, tels qu’ils sont constitués, ils sont la plupart envieux et pénibles les uns aux autres ».

Ethique 4, proposition 35, scolie

Spinoza fait donc d’une part preuve d’un rationalisme intransigeant, qui aboutit à des conclusions radicales. Ainsi, à le suivre, des conflits entre individus ou entre états opposeraient systématiquement, soit la raison à la déraison, soit des formes distinctes de déraisons. Ou encore : un individu qui parvient à ses fins, pour peu que celles-ci soient néfastes pour lui ou pour les autres, n’aurait pas fait usage de sa raison. 

Dans le même temps, la lucidité le porte à constater que nous sommes loin de vivre dans un environnement social rationnel ; rappelons que c’est dans ses écrits ultérieurs que Spinoza proposera la vison politique d’une cité (utopique ?) conçue de façon à permettre précisément à chaque individu de développer sa raison.

Dès lors, – et c’est ici que Spinoza se distingue du libéralisme pur- si l’établissement d’institutions politiques coercitives semble à première vue constituer un obstacle qui se pose face à l’individu à la recherche de son utile propre, il se révèlera néanmoins moins nuisible qu’une absence d’État qui laisserait libre cours à nos instincts belliqueux.

Dépassement du calcul utilitariste : un souverain bien universellement partagé

Pour poursuivre le parallèle avec la pensée libérale, les interactions entre les êtres humains sont jusqu’ici tributaires d’une certaine forme de rareté des biens. La mécanique affective exposée dans le livre 3 mettait clairement en lumière que les conflits liés aux affects de jalousie, vengeance, colère, etc… naissent du fait que nous convoitons des objets que nous souhaitons posséder de manière exclusive

Or le souverain bien évoqué dans l’article précédent – la connaissance adéquate des choses et in fine de Dieu – est un objet de nature particulière en ce qu’il est infiniment partageable. Dès lors que nous entrons dans une éthique fondée sur la connaissance, nous ne désirons en aucun cas conserver cette connaissance pour nous seuls, mais au contraire la partager avec le plus grand nombre, motivés par le fait qu’un tel partage ne correspond pas pour nous à un manque à gagner, mais à une joie qui se propage.

L’idéal sociétal de Spinoza, qui apparaît pour certains peu enthousiasmant (on se souvient que William James le condamnait fermement) est celui d’une communauté globale de savants qui partageraient le vrai – l’idée de Dieu – dans une bienveillante unification de leurs conatus. Le calcul utilitariste se mue en une forme de générosité toujours raisonnable, chaque être humain désirant que tous les autres partagent avec lui un savoir source d’authentique béatitude.

Les humains d’abord

Notons que notre générosité s’arrête pour Spinoza, qui nage ici à contre-courant d’une certaine pensée contemporaine, au seuil de l’humanité. En sont exclues les autres formes du vivant, qui ne constituent pour le philosophe hollandais (c’était le cas chez Descartes également, pour qui les animaux sont « des machines incapables de souffrir ») qu’une manne nourricière dans laquelle nous sommes autorisés à puiser sans scrupule. 

En témoigne ces assertions, dans le chapitre 8 du quatrième livre, qui ne recueilleraient probablement pas tous les suffrages aujourd’hui :

« (…) il apparaît par là que la loi qui interdit de tuer les animaux est fondée sur une vaine superstition et sur une miséricorde féminine plutôt que sur la saine raison (…) »

« (…) il nous est permis de veiller à notre utilité et de nous servir des animaux comme il nous convient le mieux »

L’Ethique de Spinoza ne s’applique pas à nos rapports avec les animaux

Le critère de la similitude est donc prépondérant dans nos rapports avec autrui ; au-delà d’un certain seuil de proximité physique, il est pour Spinoza justifié de ne considérer les êtres vivants que comme des moyens de parvenir à nos fins. Aucune concorde n’est ici prônée : le monde nous appartient.

Contrat social

L’idéal sociétal que Spinoza appelle de ses vœux est loin d’être acquis : les passions dominent les rapports entre les individus, les rendent à la merci des dommages qui pourraient leur être causés par autrui. Il sera donc nécessaire aux humains d’établir entre eux une forme de contrat social qui repose sur des lois

Par celui-ci ils renoncent à leur droit naturel d’agir absolument comme bon leur semble, et ce dans leur propre intérêt, chacun s’abstenant de faire du mal par crainte d’un mal plus grand. Spinoza confirme donc la nécessité d’un pouvoir politique et d’une force institutionnelle assurant une forme de justice, en attendant l’avènement de la société au sein de laquelle les forces rationnelles seront suffisamment développées pour engendrer la paix généralisée entre les êtres humains. 

La raison triomphe-t-elle vraiment?

Thomas Jefferson l’affirme: « La vérité peut se défendre toute seule ».

Gérald Bronner

Considérer que la vérité se manifeste à tout qui raisonne correctement, et que la raison est l’ultime facteur de concorde sociale, est-il fondé ? Gérald Bronner semble penser que c’est plus compliqué… Dans la cacophonie informationnelle au sein de laquelle nous vivons, « on a longtemps cru que ce seraient les propositions rationnelles qui l’emporteraient. C’est en tout cas ce qu’on a cru au siècle des lumières ; il suffisait d’éduquer et de rendre l’information disponible et des sociétés de la connaissance émergeraient naturellement »

Or, affirme Bronner, à l’ère des réseaux sociaux, une autre tendance se dégage manifestement ; les informations scientifiquement fondées, les données quantifiables sont placées sur un pied d’égalité avec les croyances et les ressentis émotionnels, ou, pour le dire dans le langage spinozien, avec les imaginations et les passions. Une guerre de l’information – et de la désinformation – fait rage, et nous sommes d’ores et déjà entrés de plein pied dans l’ère de la post-vérité, dans laquelle il est de plus en plus malaisé de distinguer l’information pertinente du bruit.

Des résultats dissemblables

Si on ajoute à ce constat que les recherches menées à travers le monde, les théories postulées par des chercheurs, les conclusions posées par les experts, tous a priori dotés de la même intention rationnelle, produisent des résultats parfois diamétralement opposés, il semble impossible pour le commun des mortels de distinguer sans équivoque une information vraie d’une information fausse. Peut-on soutenir que Keynes est moins rationnel que Hayek, Macron que Xi Jinping, Einstein que Bohr?

Ce n’est pas un degré de rationalité qui les différencie ; ils produisent pourtant des discours à bien des égards dissemblables. On peut dès lors se demander s’il est envisageable que les êtres humains soient un jour effectivement conduits par une Raison unique et unificatrice, ou s’ils ne le sont pas irrémédiablement par leur(s) propre(s) raison(s).

Utopie sociale?

Il semble résulter de ces considérations le constat d’une rationalité morcelée, de positionnements idéologiques inévitablement polarisés, voire, dans une vision plus pessimiste, d’un recul du débat public constructif et temporisé. On semble aujourd’hui bien loin du modèle de société pacifiée par une connaissance du vrai joyeusement partagée que Spinoza appelle de ses vœux. La société de la connaissance est-elle autre chose qu’une utopie propre aux savants ? 

Olivier Gustin

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