Un terme jusqu’ici peu fréquemment utilisé dans l’Éthique fait son apparition dans le quatrième livre : la vertu. Elle consiste avant tout pour Spinoza à rechercher notre utile propre, dans la perspective d’une maximisation de notre puissance d’exister. Une telle éthique n’est-elle pas fondamentalement égoïste? Quelle place occupent l’amour et de l’amitié dans une telle conception des rapports humains? Et ne commettons-nous jamais d’erreur lorsque nous essayons d’identifier ce qui nous est véritablement utile?

Préambule – Article #20 de la catégorie Spinoscopia
L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.
La vertu est une puissance
Spinoza assimile la vertu à la puissance, et affirme que vertu et puissance constituent l’essence de l’être humain. On se souvient que cette même essence incluait également notre conatus, c’est-à-dire notre effort de persévérer dans notre être, à travers les obstacles, dans le but d’actualiser notre potentiel.
La vertu constitue pour Spinoza le principe éthique par excellence, l’attitude hautement rationnelle qu’observerait l’être humain agissant conformément à sa nécessité intérieure, en recherchant son utile propre, en faisant preuve de toute la puissance dont il est capable.
Tout comportement orienté dans le sens de l’actualisation de notre puissance est donc vertueux ; le contraire de la vertu étant l’impuissance. La vertu en tant que puissance tend à s’exprimer tant qu’aucune force extérieure ne triomphe d’elle.
Utilité propre
On l’a vu, l’utile a été identifié par Spinoza au bien, c’est-à-dire à tout ce qui constitue réellement (et non ce qui est imaginé comme) un facteur propice à notre perfectionnement, et contribue à l’augmentation de notre puissance. En d’autres termes, poursuivre son utile propre revient à agir selon son intérêt, en recherchant des choses qui s’accordent avec notre nature – ce en quoi elles constitueront alors nécessairement pour nous des biens.
Cette affirmation de Spinoza s’inscrit dans la continuité de son analyse de nos affects, qui obéissent eux-mêmes à une dynamique fondamentalement autocentrée, qui détermine la valeur subjective que nous accordons aux objets uniquement en fonction de l’impact qu’ils ont sur nous en termes de joie ou de tristesse. Notre subjectivité affective se mue ainsi mécaniquement en subjectivité des valeurs.
Égoïsme encore

Le recours au concept de vertu dans sa conception spinoziste s’accompagne de la prise en compte du fondamental égoïsme intrinsèque à tout être vivant. Tout jugement de valeur vis-à-vis de notre individualisme radical est secondaire par rapport au constat indubitable de l’inclination humaine par laquelle « chacun, selon les lois de sa nature, recherche ou évite ce qu’il juge être un bien ou un mal », cherchant ainsi « à agir, vivre et conserver son être avec pour principe fondamental la recherche de sa propre utilité » dans l’optique finale de vivre heureux.
Maximiser son bien-être est ainsi le désir humain essentiel, dont toute aspiration n’est qu’une modalité. Par ce constat, Spinoza ne fait d’ailleurs pas exception parmi les penseurs du XVII siècle ; de Pascal (les hommes agissent avant tout par orgueil et égoïsme) à Hobbes (intérêt exclusif de chacun pour sa propre survie) en passant par Rochefoucauld (le désintéressement est une illusion hypocrite).
Une éthique immorale?
L’égoïsme inhérent à l’éthique spinoziste a été reconnu par nombre de commentateurs. En effet, il semble que ce soit toujours sous le prisme de l’utilité propre que les rapports interindividuels sont envisagés chez Spinoza. L’amour de son prochain n’est pas, pour le philosophe hollandais, une valeur transcendante – il n’en existe pas -, mais une conclusion rationnelle à laquelle peut parvenir tout être doué de raison.
On peut dès lors se demander s’il est encore fondé d’y voir de l’amour – il est en tout cas difficile de parler d’amour inconditionnel. On préférera, à la rigueur, lui substituer l’appellation d’altruisme rationnel, dans la mesure où c’est le désir de concorde sociale qui nous engagera à établir de bons rapports avec autrui, et non le contraire. L’amour apparait ici comme un d’instrument au service de la paix sociale.
« La haine est augmentée par une haine réciproque et peut en revanche être détruite par l’amour ».
Ethique 3, proposition 43
Quand il mentionne l’amour, en ce compris, lit-on entre les lignes, celui de ses semblables, Spinoza prend cependant soin de préciser qu’il vaut mieux s’en garder de tout excès. Un amour raisonnable, en somme.
Et l’amitié alors ?
Existe-t-il quelque chose qui ressemble à la considération désintéressée d’autrui dans l’Éthique ? Un constat s’impose : il n’y est fait qu’à de rares occasions mention de l’amitié. Et lorsque c’est le cas, il est difficile de concevoir cette amitié comme un attachement naturel, spontané et désintéressé tel qu’on a coutume de le définir.

Maxime Rovère a mis en avant la dimension collective de l’œuvre de Spinoza, en ce qu’elle serait aussi le fruit d’une intense communication épistolaire entre le philosophe hollandais et quelques lecteurs attentifs de son temps (Oldenburg, De Vries, Blyenbergh, …). C’est sans doute vrai, mais si on se réfère à la propre existence de Spinoza, il apparaît qu’il a passé le plus clair de son temps dans le plus grand confinement, évitant tant que faire se peut tout commerce social, hormis celui, épistolaire, qui concernait directement sa philosophie.
Cela ne l’a pas empêché, nous le verrons, d’appeler de ses vœux un type de sociabilité raisonnée au sein de laquelle la béatitude serait équitablement partagée par des individus parvenus, par l’exercice de la raison, à un amour intellectuel de Dieu.
Une question se pose : en attendant l’avènement hautement hypothétique d’une telle société, quel type d’amitié un intellectualisme à ce point exigeant autorise-t-il ?
Force d’âme : fermeté et générosité
Le scolie de la proposition 59 du troisième livre précise le positionnement de Spinoza relativement à cette question. Un être humain raisonnable fait avant tout preuve d’un affect véritablement actif : la force d’âme, déjà abordée dans cet article.
« Je ramène à la force d’âme les actions qui suivent des affects se rapportant à l’âme en tant qu’elle connaît, et je divise la force d’âme en fermeté et générosité ».
Fermeté
Immergé au sein d’une nature naturée caractérisée par les rapports de forces constants qui s’établissent entre les conatus, l’individu doit avant tout penser à sa préservation :
« Par fermeté j’entends un désir par lequel un individu s’efforce à se conserver en vertu du seul commandement de la Raison. (…) Je rapporte donc à la fermeté ces actions qui ont pour but l’utilité de celui qui agit seulement »
Générosité
Mais l’utilité des autres doit être prise en compte par l’individu, ce que Spinoza exprime explicitement dans la suite du scolie :
« Par générosité j’entends un désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre eux et lui un lien d’amitié. (…) la générosité (a) pour but l’utilité d’autrui. »
Spinoza précisera à la fin du livre 4 (chapitre 12) qu’il est « suprêmement utile de nouer des relations et de s’attacher par des liens qui fassent (de tous les hommes) un seul et même être, uni d’un plus grand nombre d’aptitudes, et (…) d’accomplir les actions qui servent à affermir les amitiés ».
Comment affermir ces amitiés pour in fine parvenir à l’avènement d’un tel être ?
« Nul ne peut mieux montrer ce qu’il vaut (…) qu’en éduquant des hommes jusqu’à les amener enfin à vivre sous l’empire de leur propre Raison ».
Ethique 3, Chapitre 9
Voilà donc en quoi consiste l’amitié telle que la conçoit un agent véritablement rationnel : une générosité, qui pousse à aider les autres à développer en eux la raison au détriment de l’imagination, ce qui aura pour conséquence de favoriser mécaniquement la pacification sociale. Il y a donc une dimension quelque peu professorale dans l’amitié spinoziste, qui se reflète d’ailleurs assez bien dans les échanges épistolaires qui sont parvenus jusqu’à nous.
Éthique de la vertu

Ruwen Ogier, dans son livre L’éthique aujourd’hui, définit ce qu’il nomme l’éthique des vertus personnelles comme une « disposition à agir comme il convient à l’égard de soi-même » dont la question morale principale est : quel genre de personne dois-je être ?
Ogier se pose la question de savoir s’il est raisonnable de penser qu’il existerait un modèle de vertu universel, possédant des qualités essentielles, tel que proposé dans la déontologie kantienne. En d’autres termes : les vertus, entendues comme des qualités d’ordre supérieur qu’il conviendrait de posséder, ne sont-elles pas toujours relatives ?
Pour Spinoza, de telles qualités seront toujours subordonnées à leur caractère utile (bien) ou néfaste (mal) pour un individu. C’est dans la recherche de l’utile propre, considérée comme universelle, que réside la vertu. L’utile propre est en effet ce à quoi le conatus de chaque être le pousse à accéder. La vertu selon Spinoza ne s’étend pas plus loin que ce que prescrit la raison relativement à cette finalité. Ainsi, la force d’âme mentionnée plus haut constitue avant tout la conséquence en nous de la conjonction d’affects actifs, et non une qualité vertueuse qu’il nous faut viser pour elle-même.
Ainsi, plutôt que se demander quel genre de personnes nous devons être, quelles qualités essentielles acquérir (tempérance, honnêteté, …), Spinoza s’appuie sur un constat sur notre humanité – nous sommes naturellement enclins à poursuivre la recherche de notre utile propre – pour poser la question éthique : quel genre de but dois-je rationnellement poursuivre?
La raison s’associe à la vertu
Un constat s’impose ici, au cœur du propos philosophique de l’Éthique : si nous recherchons constamment notre utile propre, que nous ne recherchons jamais consciemment à nous nuire à nous-même, dans les faits, nous nous nuisons pourtant régulièrement à nous-même. Il faut en déduire que nous nous trompons quelque part. C’est donc avec les armes de la rationalité que nous devons livrer notre bataille pour la libération de notre puissance d’exister.
Ainsi, agir par la vertu équivaut à agir à la recherche de notre utile propre, certes, mais en étant déterminé par la compréhension ; celle-ci exclut les idées inadéquates à la source de nos passions tristes. Le quatrième livre traite pour rappel de la servitude humaine à l’égard de ces passions ; Spinoza insiste à présent sur le fait que seule la raison est à même de nous libérer de cette servitude.
L’utilité suprême: la compréhension

Si nous sommes naturellement enclins à poursuivre nos intérêts, il convient de prendre le recul nécessaire afin de déterminer si ce que nous pensons être dans notre intérêt l’est véritablement. Raison et intérêt personnel se doivent pour Spinoza de fonctionner en tandem : la compréhension du monde est dès lors l’utilité suprême et l’unique fondement de la vertu, car elle nous permettra d’identifier ce qui constitue notre véritable intérêt, et in fine, de déterminer que désirer.
Notre conatus lui-même, en tant qu’effort de persévérer à travers les obstacles, se manifeste à présent à travers un effort de compréhension adéquate du monde.
Or Spinoza, on le sait, identifie le monde à Dieu. Il n’en faut pas plus pour affirmer que le souverain bien, l’utilité ultime de l’esprit est la connaissance de Dieu, « être absolument infini sans lequel rien ne peut être ni être conçu », cause unique dont se déduit l’ensemble de la nature.
On résume
Retraçons donc le projet spinoziste tel qu’il se poursuit dans le quatrième livre. Nous n’aspirons qu’à faire preuve de toute la puissance dont nous sommes capables à la recherche de notre utile propre, ce en quoi consiste précisément la vertu. Or nous sommes initialement en état de servitude vis-à-vis de nos passions, a fortiori nos passions tristes, qui n’ont d’autre conséquence que de nous affaiblir.
Pour contrevenir à cet état de fait, nous devrons nous retrouver en position de générer nous-mêmes des affects positifs de plus grande intensité que les affects négatifs qui nous réduisent en esclavage. Il nous faut ainsi former des idées adéquates, auxquelles seront naturellement attachés des affects dits actifs et rationnels, qui correspondent à une connaissance vraie du bien et du mal.
Comme le souligne Alexandre Matheron, notre savoir constitue ainsi pour Spinoza un pouvoir causal, et notre bonheur est corrélé à la proportion qu’occupent en nous les idées claires et les idées confuses.
« Il n’y a pas de vie digne d’être vécue sans intelligence, et les choses sont bonnes dans la mesure seule où elles aident l’homme à jouir de la vie de l’esprit, qui se définit par l’intelligence ».
Ethique 4, chapitre 5
La seule manière de former des idées adéquates est de comprendre les choses ; il s’agit de l’ultime bien de l’esprit. Or toutes les choses équivalent à une substance unique : Dieu ; le souverain bien de l’esprit est donc, en dernier ressort, la connaissance de Dieu. Cette connaissance de Dieu se déploiera dans le livre cinq en amour envers Dieu, puis en amour intellectuel de Dieu.
Suite de l’Éthique
Le développement de l’Éthique se dessine ainsi comme suit : Spinoza précisera ce qui constitue réellement l’utile que se doit de rechercher l’homme vertueux. Il élaborera un modèle de cet homme vertueux qui constituera pour nous une fin à atteindre. Un tel homme, dans sa poursuite rationnelle de l’utile et son rejet du néfaste, a identifié les affects nocifs qui l’assaillent et s’en est libéré.
Vertu et liberté correspondent, in fine, à un bien-être en forme de béatitude.