Alors que les trois premiers livres se voulaient avant tout descriptifs et polémistes, c’est un tournant normatif qui s’opère à ce stade de l’Éthique. Nous avons jusqu’ici observé et étudié l’articulation qui s’opère entre la nature, notre esprit et nos passions ; il s’agit à présent d’évaluer précisément le caractère bon ou mauvais, c’est-à-dire bénéfique ou non, de nos affects, et à édifier un modèle de vie vertueuse, en y conformant notre action. Impuissance, contrainte de notre action, servitude vis-à-vis des affects : telle est notre condition initiale. Les livres 4 et 5 proposeront un plan d’émancipation vis-à-vis de nos passions, par l’entremise, cela va de soi, de notre raison, qui nous servira de levier à une action libre.

Préambule – Article #19 de la catégorie Spinoscopia
L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.
Servitude à l’égard des affects
L’énoncé qui ouvre le quatrième livre de l’Ethique en précise d’emblée le point d’ancrage :
« J’appelle servitude l’impuissance humaine à gouverner et à réprimer les affects ».
Ethique 4, Préface
L’être humain est ainsi « contraint, alors qu’il voit le meilleur, à faire pourtant le pire ». En effet, le fait de reconnaître intellectuellement une certaine vérité n’implique pas que nous agissions conformément à elle – les affects passifs sont d’une puissance telle que notre raison est initialement incapable de contenir leurs assauts.
Déjà vu
Spinoza commence par quelques rappels des thèses précédemment exposées, qui concernent principalement les biais inhérents à nos modes de pensée. Premièrement, nous croyons repérer de l’imperfection dans le monde, là où tout est pourtant parfait. Nous évaluons en outre les choses en fonction de notre expérience singulière, et donc subjective. Enfin, nous pensons que Dieu, c’est-à-dire la nature, agit en vue d’une fin, car nous-même sommes mu par le désir de faire aboutir des projets qui nous sont propres.
Spinoza rappelle en outre que ce que nous appelons possibilité n’est rien d’autre que le coefficient d’incertitude que nous assignons aux choses du fait du caractère intrinsèquement limité de notre entendement. Rappelons que des lois de la nature intangibles scindent les occurrences d’événements en nécessaires ou impossibles – la possibilité ou la contingence n’existant pour Spinoza que dans notre esprit.
Bien, mal : utile et néfaste
Spinoza identifie ensuite le bien à l’utile, dans la perspective d’un accroissement de notre puissance, d’une actualisation de notre potentiel. Un mal est au contraire ce qui tend à diminuer en nous cette puissance, à nous éloigner de cette actualisation. Insistons une fois encore sur le fait que, dans la perspective spinoziste, un bien n’existe pas en soi, mais est toujours relatif à un objet considéré comme nous étant utile. Ainsi, un bien pour Bill pourra consister en un mal pour Hilary.
L’enjeu central de l’Éthique sera de parvenir à acquérir, par la raison, une connaissance vraie du bien et du mal ; en d’autres termes : une connaissance de ce qui nous est vraiment utile, et non ce que nous imaginons l’être. Le thème de l’utilité dans le cadre de la philosophie spinoziste fera l’objet du prochain article.
Rapports de force et impuissance

Spinoza souligne à nouveau la mécanique du rapport de force entre les choses qui opère au cœur même de la nature, en précisant que pour chaque chose, il en existe une plus puissante. Nous ne manquons assurément pas de croiser sur notre route des obstacles conséquents, voire infranchissables.
La fonction centrale de la raison est précisément d’identifier correctement les rapports de force entre corps extérieurs, ou entre corps extérieurs et notre corps. La question centrale devient donc: qu’est-il dans notre intérêt de poursuivre ou d’éviter? La réponse à cette seule question pourra conférer une orientation de notre action.
Au sein de la nature, notre conatus entre continuellement en opposition avec les conatus d’autres objets. Dès lors que notre mouvement est contraint, altéré, ralenti, ces objets sont pour nous des maux. Si notre mouvement est au contraire facilité ou accéléré par le fait qu’il combine sa puissance à celle d’un autre conatus, ce dernier constitue alors un bien, c’est à dire un objet utile à la libération de notre puissance.
Il nous faut donc garder à l’esprit que nous pâtissons irrémédiablement; notre élan, favorisé ou contrarié, est dans les deux cas déterminé. Sont ici transposées au niveau psychologique les lois du mouvement et des interactions entre corps. Notre existence est avant tout une adaptation aux contraintes, qui ne pourra jamais prétendre à une autonomie complète.
Les règles des rapports de force entre affects
Le livre trois posait les définitions des différents affects et en exposait la mécanique, c’est à dire la façon dont ils s’engendraient à partir des trois affects primaires (joie, tristesse désir), se combinaient et s’influençaient les uns les autres. Le quatrième livre met en lumière leur impact sur notre esprit, leurs degrés de puissance selon les circonstances et les objets auxquels nos affects sont attachés.
Spinoza met d’abord en lumière notre focalisation sur le présent et l’actuel ; nos affects sont davantage déterminés par les choses présentes que par les choses passées, futures ou éloignées de nous. L’intensité d’un affect est également déterminée par le degré d’actualité de la chose à laquelle il s’attache. Au-delà d’un certain seuil temporel ou spatial, les choses ne nous atteignent d’ailleurs plus vraiment, comme le veut l’adage «Loin des yeux, loin du cœur».
Nos affects liés à des événements que nous considérons comme nécessaires, c’est-à-dire dont nous savons qu’ils vont se produire, sont d’intensité supérieure à ceux liés à ceux que nous considérons comme possibles (qui pourraient se produire).
Quant à nos désirs nés d’affects actifs, ils sont toujours dépendants des rapports de force qui prévalent au sein de notre écosystème affectif, et peuvent de ce fait être contrariés par des désirs issus d’affects passifs. C’est d’autant plus vrai si notre désir actif concerne un bien futur et que notre désir passif concerne une satisfaction immédiate.
Conatus des affects
Nos passions elles-mêmes possèdent leur conatus propre, leur effort pour persévérer, leur puissance de produire des effets. Ces puissances singulières naissent de la rencontre de notre corps avec les choses et événements extérieurs, et nous submergent régulièrement – les exemples les plus manifestes étant ceux des obsessions ou des addictions. Lorsque nous vivons de telles afflictions, notre esprit est tout simplement soumis à une force qui le surclasse ; nous sommes au comble de l’impuissance.

Quelle possibilité avons-nous pour contrer la puissance d’affects aussi intransigeants ? C’est ici que l’intuition spinoziste se révèle particulièrement judicieuse :
« Un affect ne peut être contrarié ou supprimé que par un affect contraire et plus fort que l’affect à contrarier »
Ethique 4, proposition 7
Générer nos propres affects
Si la réalité est fondamentalement agonistique (du grec agônistikos :« de compétition »), si les rapports de force sont inhérents à l’ensemble de la nature, une bataille des affects sévit inévitablement en nous. Il nous faudra donc créer et entretenir une armée d’affects positifs puissants capables de surclasser les affects négatifs qui ne manquent pas de nous assaillir. Ce n’est ni notre prétendue volonté, ni notre sens du devoir ou du vrai qui auront raison de nos passions tristes, mais seulement des affects d’une puissance supérieure.
Il nous faudra pour cela être capable de générer de tels affects, prêts au combat. Or, pour rappel, un affect est toujours lié à une idée. Un affect positif est ainsi intrinsèquement uni à l’idée adéquate de ce qui nous procure un bien ou de ce qui élimine un mal. Il nous faut donc avant tout former une connaissance adéquate de ce qui peut être considéré comme des biens ou des maux, de ce qui nous est utile ou de ce qui nous est néfaste.
Sélectionner et canaliser nos affects par la raison
La force qui accompagne une telle connaissance provient alors de nous-même, de notre raison même – les sentiments engendrés par cette connaissance sont dits rationnels et sont considérés comme actifs. Ils sont les soldats qui combattent « dans notre camp ». En revanche, nous ne pouvons que nous contenter de subir les passions, qui sont par définition engendrées par des facteurs externes.
Pour autant, une passion n’est pas mauvaise en elle-même, mais seulement en tant qu’elle nous amoindrit. Lorsque nous rions de bon cœur à une blague, nous sommes sous l’emprise d’une authentique passion au sens spinozien ; elle ne s’oppose cependant pas à notre conatus, et n’est pas à condamner et à éviter. Spinoza la considère néanmoins moins souhaitable qu’un affect actif.
La fonction de notre raison est donc de sélectionner les passions en fonction de leur utilité, c’est-à-dire du bien qu’elles constituent dans la perspective d’une actualisation maximale de notre être – d’un épanouissement. Les affects passifs ainsi transformés en affects actifs favoriseront à leur tour l’exercice de la raison, et lui permettront de se développer à travers un cycle vertueux qui nous fait accéder à une perfection plus grande.
Savoir ne suffit pas
Point central du spinozisme: ce n’est pas la connaissance du vrai en elle-même qui nous soulage, c’est la puissance du sentiment positif qui accompagne une telle connaissance. Compte tenu du fait que nous sommes des êtres affectifs avant d’être des êtres rationnels, il ne nous suffit pas de savoir; il nous faut également ressentir…
Ajoutons qu’un tel sentiment nous procure lui-même un surcroît de puissance d’agir ; voilà donc comment, à partir de raisonnements à même de constituer des idées vraies sur ce qui nous est ou non bénéfique, notre joie de vivre augmente en parallèle de notre puissance d’exister.
Tel est l’enjeu du rationalisme spinoziste : plus qu’un intellectualisme stérile et austère qui constituerait une fin en soi, il est une éthique de la joie et de la puissance d’agir que vient soutenir la raison. Il nous faut développer cette raison car elle seule peut nous permettre d’échapper à notre impuissance initiale dès lors que nous sommes attentifs à ses commandements : « que chacun s’aime lui-même, recherche son utile propre (…), s’efforce de conserver son être ». Tout cela constitue, nous le verrons, la vertu même.
La Raison dans le livre 4 apparaît systématiquement avec un R majuscule. On le sait, Spinoza réfute toute transcendance d’ordre divin. Cependant, dès lors qu’il nous faut selon ses mots obéir aux décrets de la Raison, on peut se demander dans quelle mesure cette forme d’allégeance à un principe supérieur ne constitue pas une forme de religion de la rationalité. Certains auteurs s’inscrivent en faux contre cette perspective.
Passion Vs Raison : différentes écoles
Il existe ainsi une tradition philosophique qui valorise la passion au point d’en faire le facteur positif prépondérant dans l’évolution des sociétés. Pour Claude-Adrien Helvétius, comme le souligne Pierre-François Moreau, les grandes actions ne sont pas le fruit de la raison. Peut-être serait-il souhaitable de définir à ce stade ce qu’il conviendrait de considérer comme de « grandes actions » (conquêtes, révolutions, inventions ?). Quoi qu’il en soit, Helvétius semble considérer, contrairement à Spinoza, que les passions peuvent être à l’origine des idées :
« (…) ce sont uniquement les passions fortes qui font exécuter ces actions courageuses et concevoir ces idées grandes, qui sont l’étonnement et l’admiration de tous les siècles »
Helvétius, De l’esprit, autour de de 1750
Plus mesuré, Georg Wilhelm Fredriech Hegel, pour qui « rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion », fait de la passion une « ruse de la raison », par laquelle cette dernière parvient à ses fins en « réalisant l’Universel ». Les intérêts individuels et les intentions foncièrement égoïstes des êtres humains mènent pour le philosophe allemand à une synthèse heureuse du particulier et de l’universel, qui constitue la finalité de l’Esprit.
William James contre Spinoza

On peut considérer à bien des égards William James, psychologue et représentant majeur de la philosophie pragmatique américaine, comme diamétralement opposé aux positions de Spinoza. Sur le plan épistémologique d’abord, James considère que notre prétention à la rationalité se fait dogmatique dès lors qu’elle ne reconnaît pas le caractère hypothétique de la plupart de nos assertions, qui ne constituent pour lui que des croyances.
Il attaque par ailleurs spécifiquement l’idéal rationaliste en affirmant, avec des accents nietzschéens, qu’une société vertueuse et rationnelle serait domestiquée, engoncée dans « l’embourgeoisement et la médiocrité, (…) en opposition avec les clairs-obscurs romantiques ».
Pour James, la raison se révèle néfaste dès qu’elle entre en conflit avec la nature passionnelle de l’être humain ; il va ainsi jusqu’à justifier les tempéraments bellicistes qui libèrent les énergies sans lesquelles toute action semble vouée à la médiocrité. L’être humain a besoin pour James d’exaltation ; alors que l’ennui le tue à petit feu, la pression lui fait atteindre son meilleur rendement.
Bien sûr, si la guerre possède effectivement le pouvoir indéniable de « faire bouger les choses », on ne manquera pas de remarquer qu’elle génère dans son sillage un nombre incalculable de passions tristes. Dès lors, sera-t-on fondé de considérer qu’elle aura fait bouger les choses pour un mieux ? Il y a de toute évidence un juste milieu à définir entre l’exaltation guerrière et l’ennui. Quoi d’autre que la raison pourra nous y aider ?
Ne pas chercher à éradiquer les passions
Rappelons donc que Spinoza ne prône ni une éradication (d’ailleurs impossible), ni un assujettissement des passions par la raison, mais l’élaboration active d’affects sur base d’une réflexion rationnelle. L’affect reste donc prépondérant ; il reçoit simplement le soutien de la raison, ce qui a pour conséquence non pas un amenuisement de notre activité dans le monde, mais au contraire une augmentation de notre puissance d’agir, qui résulte d’une libération de nos entraves affectives.
Nous comprenons donc que Spinoza ne condamne pas les passions, pas plus qu’il n’en fait l’éloge ; il se contente une fois encore de les étudier, d’en déterminer la sphère d’influence et de comprendre dans quelle mesure elles peuvent soutenir ou contrevenir à notre bonheur.