Spinoza avait raison: une lecture d’Antonio Damasio

Il existe des corrélats neuronaux à nos affects, que la physiologie du système nerveux révèle toujours plus précisément. Comment les affects se manifestent-ils au niveau de notre fonctionnement cérébral? Antonio Damasio, neuroscientifique portugais, professeur de psychologie et directeur de l’Institut pour l’étude neurologique de l’émotion et de la créativité à USC (University of Southern California), a consacré de nombreux travaux à cette question. Pour conclure notre exploration du troisième livre de l’Éthique, qui porte pour rappel sur notre affectivité, cet article propose un compte-rendu du livre que Damasio a consacré à Spinoza, Spinoza avait raison, dans lequel il valide une série de thèses du philosophe hollandais concernant nos sentiments et nos comportements.

Illustration en couverture du livre Spinoza avait raison – Joie et tristesse, le cerveau des émotions, Antonio Damasio, Odile Jacob

Préambule – Article #18 de la catégorie Spinoscopia

L’article qui suit s’inscrit dans le cadre d’une analyse globale de l’Ethique de Spinoza, qui a débuté avec cet article. Pour une meilleure compréhension, je vous suggère d’en suivre l’ordre.

La pertinence de Spinoza selon Antonio Damasio

Antonio Damasio fait de régulières incursions dans le champ philosophique et distribue volontiers les bons et les mauvais points aux illustres penseurs qui l’ont précédé. 

Il publie en 1995 L’erreur de Descartes, livre dans lequel il présente des considérations sur le rôle des émotions dans le raisonnement et la prise de décision, et conteste la position dualiste cartésienne. Il récidive en 2003 avec Spinoza avait raison, ouvrage dans lequel il analyse cette fois l’œuvre de Spinoza en mettant en évidence son caractère précurseur des développements de la neurobiologie moderne en matière d’émotions et de comportement.

La pertinence de Spinoza se marque d’abord pour le neuroscientifique par la façon dont il voit dans les affects, dont la joie et la tristesse sont les points cardinaux, un aspect central de notre humanité. Pertinent, Spinoza l’est également lorsqu’il met en évidence le lien de causalité qui relie l’idée d’une chose et le sentiment qu’elle suscite ; la joie est une chose, l’objet de la joie en est une autre.

En outre, toute la mécanique affective exposée par Spinoza dans le troisième livre de l’Ethique, de même que le principe métaphysique de persévérance dans l’être qu’il nomme conatus, sont pour Damasio des réalités qui s’inscrivent dans le cadre biologique de l’homéostasie.

Homéostasie : une régulation qui vise à la fois la survie et le bien-être

Les émotions, processus simples et automatisés, sont apparues bien avant les sentiments au cours de l’évolution du vivant. Elles consistent en des réactions qui s’inscrivent dans un fonctionnement de type homéostatique ; celui-ci regroupe l’ensemble des régulations qui maintiennent les variables de notre organisme dans des fourchettes adéquates.

La régulation homéostatique de notre corps s’appuie sur le principe de détection continue de paramètres externes et internes, à laquelle succèdent des ajustements qui visent un fonctionnement métabolique optimal. A ce stade, on ne parle pas encore d’esprit, encore moins de conscience.

Conatus

Le résultat d’une telle régulation n’est pas neutre ; il se traduit chez l’être vivant par une sensation de bien-être. Damasio observe un parallèle manifeste entre la régulation homéostatique et le conatus spinozien : il s’agit d’un effort inné, continu et largement inconscient, pour atteindre un état de vie positivement régulé – un fonctionnement fluide et optimal. En clair, le principe métaphysique du conatus vu d’un point de vue biologiste vise à promouvoir la vie, éviter la mort, éviter la souffrance et développer le bien-être.

Evolution du processus homéostatique

Damasio expose dans Spinoza avait raison une arborescence du développement du processus homéostatique au cours de l’évolution, qu’il scinde en cinq étapes. 

Lors de la première, le métabolisme vise le maintien de l’équilibre chimique interne de l’être vivant, par ajustements, stockage et distribution de substances qui fournissent de l’énergie à l’organisme, mais aussi en assurant un poul régulier et une pression sanguine adéquate. On retrouve également à ce stade de l’évolution les réflexes de base ainsi que le système immunitaire.

La seconde étape voit apparaître des comportements associés au plaisir (récompense) et à la douleur : l’approche et l’évitement. Fait remarquable: ces réactions comportementales sont à la base de nos expériences de douleur et de plaisir ; elles n’en sont pas les conséquences. En d’autres termes, l’expérience de la douleur et du plaisir n’est pas nécessaire à l’apparition de comportements d’approche ou d’évitement. 

La troisième étape de notre développement concerne nos besoins et motivations. Spinoza les désigne sous le nom d’appétits ; dès lors que ces appétits sont conscients ils deviennent des désirs. Pour les êtres vivants, la priorité est d’avoir accès à des sources d’énergie, et des stratégies de curiosité et d’exploration opèrent dans ce sens.

Emergence des émotions et des sentiments

Si nous identifions aujourd’hui indifféremment l’affect au sentiment ou à l’émotion, Damasio établit entre les deux une nécessaire distinction, bien qu’ils s’inscrivent chacun dans un processus unique et continu. Si l’émotion est la version publique de notre affect, qui se manifeste par des expressions du visage ou par des comportements spécifiques, le sentiment en est le versant privé, phénoménologique, tel que l’individu le vit de l’intérieur.

Au quatrième stade apparaissent donc les émotions, déclenchées par ce que Damasio appelle les stimuli émotionnellement compétents; en tant que réactions automatiques et stéréotypées, elles existent indépendamment de toute forme de conscience.

Damasio divise les émotions en émotions d’arrière-plan (ce que nous détectons par exemple chez quelqu’un qui nous apparaît enthousiaste), émotions primaires (faciles à détecter : peur, tristesse, colère, joie…) et émotions sociales (concernent nos rapports aux autres). 

Avec Spinoza, Damasio affirme qu’aucun objet n’est pour nous (et non en lui-même) émotionnellement neutre. De plus, les objets/stimuli émotionnellement compétents peuvent être de nature physique ou mentale (un souvenir, un fantasme…). C’est ainsi qu’un comédien peut susciter volontairement une émotion par la remémoration de souvenirs personnels.

Cartographie cérébrale

Les processus réactifs décrits dans ces quatre premières étapes, parmi lesquels les émotions elles-mêmes, donnent lieu à des modifications dans l’encartage cérébral des états du corps (que Spinoza qualifiait d’impressions). Remarquons au passage que cette séquence ne cadre avec la position anti-interactionniste de Spinoza que si on considère que les émotions sont purement corporelles.

Nouveau fait remarquable : les expériences cliniques démontrent que, contrairement à ce que nous suggère l’introspection, les pensées liées à une émotion ne surviennent consciemment qu’après le déclenchement de l’émotion. Cela implique que les processus émotionnels surviennent sur des événements cérébraux (des activations neuronales) largement inconscients, distribués sur de nombreuses régions cérébrales. 

Action Vs Passion

Antonio Damasio valide l’observation spinozienne selon laquelle nos émotions ne sont pas toujours bonnes conseillères. Pour autant, les êtres humains sont en capacité de moduler leurs réactions émotionnelles, voire, par le truchement de leur rationalité, de construire un environnement à même de favoriser les occurrences d’émotions positives que plutôt que négatives. 

Damasio avance que les appétits par lesquels se manifeste notre conatus, maintenant identifié à la dynamique homéostatique, se matérialisent donc en pensées et en sentiments, qui ouvrent la porte à une certaine dose de contrôle volontaire des émotions automatisées.

Plus le vivant s’élève dans l’arborescence décrite ci-dessus, moins les réponses qu’il est à même de fournir aux situations rencontrées sont stéréotypées ; plus nous pouvons donc parler d’action et non plus de réaction.

Sentiments

 © Matthieu Bourel

Les sentiments, sophistications ultimes de la dynamique homéostatique (le cinquième étape dans l’arborescence présentée ci-dessus), consistent en une traduction de l’état vécu du corps dans le langage de l’esprit. Ils sont donc étroitement liés à l’émergence de ce qu’on nomme la conscience. La thèse de Damasio est que nos sentiments sont engendrés non pas seulement par les émotions, mais par l’ensemble des réactions homéostatiques du corps. Il est par là parfaitement en phase avec l’interprétation spinozienne selon laquelle l’esprit est l’idée du corps, énoncé quelque peu énigmatique qui prend ici tout son sens.

L’objet de l’esprit est donc le corps, et l’état de ce corps est encarté (« imprimé ») dans les différentes régions cérébrales, donnant naissance à des sentiments et des pensées dont les thèmes correspondent aux émotions ressenties. Le sentiment correspond donc à une perception de l’état du corps, « ensemble hautement coordonné de secrétions hormonales et de programmes moteurs ». 

On comprend que la modification de l’état du corps ou l’altération de la transmission des signaux entre le corps et l’esprit influe directement sur nos sentiments et notre conscience . C’est précisément ce qui se produit lorsque nous modifions l’état de notre corps en mangeant, en faisant du sport ou en faisant usage de substances psychoactives .

Une puissance augmentée ou diminuée

Damasio observe en outre qu’au-delà du seul sentiment, la fluidité de la pensée diminue avec la tristesse (déséquilibre du corp) et augmente avec le bien-être (équilibre). Il existe des états de l’organisme dans lesquels les processus de régulation vitale sont optimaux, fluides et aisés ; à ces états correspondent des sentiments positifs. Les sentiments négatifs correspondant pour leur part à un fonctionnement entravé. 

Notre conatus vise naturellement à éviter les états de vie contraints pour atteindre des états fluides, qui permettent dans le langage Spinozien de libérer notre puissance d’exister, c’est-à-dire d’agir et de penser.

Résumons

Les sentiments sont donc des représentations composites conscientes résultant du flux d’informations en provenance des différentes parties du corps, par voies hormonales ou neurales, au cours de processus visant à s’ajuster pour survivre dans un état de fonctionnement optimal. 

Des informations renseignent le cerveau sur les différentes configurations du corps au cours du temps. Ces différentes configurations corporelles résultent de la détection d’un ensemble de signaux internes et externes – des affections. 

Le cerveau n’est pas pour autant un simple enregistreur des états du corps ; il participe à la configuration des états du corps via des ajustements régulateurs qu’il génère lui-même. On parle alors de rétroaction négative, sur le principe du thermostat qui détermine si le radiateur doit ou non fonctionner en fonction de la température détectée.

Notons que si les sentiments et les facultés de raisonnement émergent bel et bien à un stade avancé de complexification de notre appareil homéostatique au cours de l’évolution, les émotions brutes et les réflexes restent toujours indispensables à notre fonctionnement. «Certaines situations nécessitent à la fois des réponses automatisées et des raisonnements effectués sur base de savoirs accumulés (…) ». 

Le corps: une société d’individus

Damasio approuve encore Spinoza en ce qui concerne la nature plurielle de notre corps ; chaque partie élémentaire de notre organisme (la cellule) est vivante et individuelle. Chacun de ces individus qui composent le corps possède ses cycles singuliers et se soucie localement de lui-même via sa propre régulation homéostatique. L’ensemble des cellules s’organise spontanément pour constituer la société du corps humain.

Rationalité des émotions

Si les sentiments sont en quelque sorte des « sentinelles » qui présentent à notre moi conscient l’état vécu par l’organisme à un moment donné, ils sont en outre d’une importance centrale dans le gouvernement de notre vie sociale, ainsi que dans notre capacité à prendre les décisions adéquates. En effet, notre mémoire émotionnelle est une conseillère de premier plan dès lors que nous avons à anticiper les punitions ou les récompenses futures

Antonio Damasio évoque une « progressive catégorisation des situations émotionnellement vécues sous forme de récit personnel ». Notre affectivité ne constitue donc pas un substitut du raisonnement ; elle intervient directement au cœur même de celui-ci, en tant que donnée prioritaire à intégrer préalablement à toute prise de décision. Concernant justement cette prise de décision, s’il ne s’attarde pas sur la question du libre arbitre, il souligne que « nous sommes en capacité de dire catégoriquement « non » – aussi illusoire que soit la liberté de ce « non ».

Damasio évoque une rationalité des émotions, qui favoriserait notre capacité à ne pas nous laisser submerger par celles-ci. Tel est effectivement le cas à condition que nous soyons capable de prendre un certain recul sur nos émotions, afin d’analyser dans quelle mesure elles sont ou ne sont pas de bonnes conseillères.

Les sentiments (conscients) se situent ainsi « au niveau mental requis pour pénétrer l’esprit et être des facteurs d’influence des opérations ». Le sentiment s’inscrit ainsi dans la conscience étendue, c’est-à-dire celle d’avoir un passé et un futur.

Rôle des affects dans la vie sociale

Nos sentiments président également à la qualité de notre vie sociale : empathie, attachement, embarras sont autant d’affects qui sont à la source de tout système éthique. Si un altruisme adaptatif a de tout temps été de mise au sein de groupes relativement limités, et Damasio soutient que « l’histoire de notre civilisation est celle d’un effort soutenu pour étendre le groupe à des cercles humains de plus en plus larges ». Les comportements éthiques seraient donc une conséquence bienvenue de notre affectivité.

Images mentales et construction de la réalité

De nos interactions physiques avec les objets du monde résultent des stimulations temporaires de neurones; cet état de fait se manifeste pour nous par des images mentales. Nous manipulons ensuite ces images pour nous représenter les relations spatiales et temporelles entre les objets.

Notre imagination intervient dans ce processus: par l’élaboration de symboles, elle nous permet de nous figurer des objets non présents, ainsi que des abstractions. Ainsi le corps fournit-il un contenu à l’esprit que celui-ci manipule et articule dans le but d’accomplir des tâches pratiques utiles au corps, c’est-à-dire favorisant la survie et le bien-être.

L’esprit naît donc  » de la coopération de nombreuses régions, (…) lorsque l’encartage au sein de ces régions atteint un point critique ».

Spinoza avait donc raison

Pour Antonio Damasio, l’esprit se serait peu à peu formé, lors de l’évolution, dans la perspective d’une préservation du corps. Il en va ainsi de tous les caractères qui fournissent un avantage compétitif aux espèces. Cette vision émergentiste ne correspond pas à celle de Spinoza, pour lequel, on le sait, pensée et étendue – auxquels sont intrinsèquement liés corps et esprit – sont des attributs de Dieu de toute éternité.

Spinoza avait pourtant vu juste, selon le neuroscientifique, en affirmant que l’esprit est l’idée du corps; les images mentales prennent naissance dans les affections du corps, et les affects sont avant tout le reflet de l’état du corps. Spinoza avait également raison d’affirmer que l’esprit est d’autant plus apte à percevoir que le corps est apte à affecter et être affecté. Les idées, et les affects qui leur sont attachés, sont proportionnelles aux modifications du corps en termes de quantité et d’intensité.

Spinoza a en outre raison d’affirmer que le moyen de contrer une passion triste est de lui opposer, par la raison, un affect positif. Le pouvoir de l’entendement sur le processus émotionnel consiste donc en une production de stimulus émotionnellement compétents raisonnés, à savoir ce que Spinoza nomme des affects actifs. Les quatrième et cinquième livres de l’Ethique aborderont ce point plus en détails.

Olivier Gustin

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